AN - Naomi Kawase - Image de Une

Cannes 2015, jour 1 : Regards sur l’adolescence

Après le jour zéro et son éternelle cérémonie d’ouverture, les festivités ont commencé. On a préféré laisser les discoureurs discourir et Emmanuelle Bercot, La Tête haute, proposer son film à Cannes, à Sandy qui l’a donc chroniqué pour vous et à la France entière pour aller se reposer avant le vrai départ. La première journée s’annonçait chargée, on l’a jouée assez calme et grasse avec spaghettis bolognaise au petit déjeuner et trois films vus : le canadien Sleeping Giants d’Andrew Cividino à la Semaine de la Critique, le roumain L’Étage du dessous de Daru Muntean et An de la japonaise Naomi Kawase tous deux à Un Certain Regard (comment ça : Et Mad Max alors ? Depuis quand on va à Cannes pour voir les blockbusters qui passent dans tous les cinés du coin ? Et que de toute façon Sandy a vu au Max Linder à Paris ? Tsss…). On en a aussi profité pour faire le tour du Palais et des alentours. Et si Thierry Fremaux aime à déclarer que cette année sera celle du changement dans la sélection, autour d’elle, on a l’impression que le temps est immuable et que rien ne bouge vraiment.

Et aujourd’hui, en trois films, on a surtout eu droit à trois visages de l’adolescence contemporaine. Les jeunes n’en sont pas toujours les protagonistes mais chaque œuvre apporte à cette thématique un traitement différent, un regard autre mais représentatif d’une cinématographique comme d’une époque.
Sleeping Giant
 
Sleeping Giant, une sorte de Stand by me formellement plus abouti mais aux péripéties plus banales, raconte une amitié hors du temps et de l’espace entre trois adolescents soumis à diverses épreuves au cours d’un été. Hors de l’espace à cause du manque de repères géographiques : ils se trouvent au bord d’un lac, non loin d’une petite île que leur imaginaire transforme en un endroit mythique, comme le figurent les premiers plans du film. Hors du temps parce que ces jeunes sont le rêve d’un cinéaste mais ils n’existent plus ; s’ils sont ancrés dans leur époque, ils appartiennent aussi à la génération précédente. Ils jouent aux jeux vidéos mais les bornes d’arcade se transforment en cauchemars et les consoles conduisent à des drames bien réels. Et surtout, ils n’ont pas de téléphone et ils sont plus souvent dehors à sauter d’une falaise et à lancer des œufs sur les fenêtres qu’à être enfermés pour se connecter au monde entier. Le monde, ils le voient, le ressentent et le défient – peut-être un peu trop – et ils ne l’imaginent pas à travers les réseaux sociaux. La dernière fois qu’on avait vu un film ado d’une telle fraîcheur c’était My summer of love de Pawel Pawlikowski.
 
L'Etage du dessous
C’est le contraire que vit le fils du héros de L’Étage du dessous. Alors que le film, centré sur un père qui a du mal à faire face aux conséquences de la mort d’une jeune femme à l’étage du dessous, cherche un coefficient de réalisme plus élevé que le précédent, il aboutit à l’extrême inverse. Les parents cherchent désespérément à protéger leur ado des atrocités du monde. Mais les images que l’enfant voient tous les jours et les situations auxquelles il se confronte sont bien plus sordides que s’il faisait simplement face à la réalité du crime, et les parents se retrouvent vite dépassés. Si quelques années auparavant ils auraient pu lui éviter de connaître l’ampleur du drame, le monde contemporain lui fait entrer dans l’intimité des morts et c’est lui qui montre à son père le compte Facebook de sa voisine décédée. La curiosité est malsaine et elle n’a de cesse de s’amplifier. De plus, le clivage générationnel est bien présent, au point que son père ne comprend plus son fils qui demande une souris à dix boutons pour son anniversaire et que lors de crises de somnambulisme, l’enfant se prend à parler de mots de passe perdus et à imiter des situations issues de jeux vidéo.
An - Kawase
 
Entre les premiers déconnectés et le second surconnecté, on arrive aux adolescents plus «  normaux  » du film de Naomi Kawase, An. Ce film est une magnifique fable culinaire, une philosophie du bonheur qui passe par la cuisine et trois générations. Celle du milieu c’est celle du héros, une cinquantaine d’années, le regard vide, triste et plongé dans une torpeur infinie, la génération de ceux qui pensent avoir déjà bien vécu et qu’il est trop tard pour changer et être heureux. Il fabrique des dorayakis, sortes de beignets composés de deux petits pancakes au milieu desquels on étale de la pâte de haricots rouge, ce «  An  » qui donne son titre au film. La première c’est celle de la femme de 76 ans qui connaît une recette ancestrale et délicieuse alors que l’homme utilise une pâte industrielle, celle de la sagesse due à la misère vécue et qui voit dans chaque élément une promesse et une source de bonheur. La troisième génération c’est celle de la liberté qui ne se connaît pas, qui peut tout accomplir mais qui va droit vers ce qu’on attend d’eux et qui ne s’en sort pas, l’adolescence. Ici ils sont connectés mais ils sortent aussi, ils ont une double vie mais les deux mènent droit vers un monde tout ordonnancé à l’avance et sans aventure.
 
Difficile de saisir toute la complexité du film sans savoir que la pâte de haricots rouges est en quelque sorte l’âme du Japon, un symbole fort tout comme le cerisier en fleurs au début et à la fin – amusante coïncidence que le film se déroule sur un «  an  ». L’arbre est l’âme volatile de la vieille dame, comme un ancrage fantastique et fantomatique parfaitement intégré à la réalité. La pâte est un peu le cœur gastronomique d’une nation, symptomatique ici de son malaise et de ses joies. Et pour se confronter au monde, à ses difficultés comme au bonheur, il est indispensable de se lier avec la nature, de pénétrer en son sein. C’est ainsi que la vie de ces individus est reliée à un lieu clos, reculé du monde réel, délaissé par la population à cause d’une maladie grave. Naomi Kawase filme les corps, la nature et les aliments à la même échelle – des gros plans – afin d’en faire ressortir toute la puissance cinématographique et photogénique. En découle toute une réflexion autour de la liberté et de la joie, qui ne peut passer que par la nourriture, tout comme le film Apart together de Wang Quan’an réussissait à conjuguer histoire de la Chine contemporaine et nourriture voilà déjà trois ans.
 
On se retrouve demain pour un programme très certainement composé de béliers islandais, d’une extermination hongroise, d’un homard grec et d’un bonus. À suivre…

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