The Lobster - Image Une

Cannes 2015, jours 2 : Voyages extrêmes à travers l’Europe

Après un premier jour à Cannes sympathique, le deuxième fût venteux sur la croisette et on l’a passé à voyager aux confins des drames et bizarreries de l’Europe avec trois films issus de cinématographies hétéroclites et qui n’atteignent que trop peu nos frontières. Après s’être levé avec des béliers islandais, on est parti vers la Hongrie pour un devoir de mémoire avant d’atteindre la Grèce et ses étonnants homards.

Béliers
Commencer la journée avec Thierry Frémaux sur scène c’est l’un des grands rituels d’Un certain regard. Juste avant le début du film il arrive et présente l’équipe, souvent avec une pointe d’humour, volontaire ou non. Mais si quelque chose frappait ce matin, c’est l’énergie avec laquelle il défendait Béliers de Grímur Hákonarson devant une salle qui n’avait pourtant pas besoin d’être convaincue plus que d’ordinaire. La dernière fois que l’Islande était en sélection officielle c’était il y a 22 ans, pour du Hors compétition avec Sur Terre de Kristin Johannesdottir qui n’est d’ailleurs jamais sorti chez nous. L’événement était donc de taille surtout qu’à de nombreuses reprises, au cours de ces deux dernières décennies, plusieurs films venus de cette petite île y auraient mérité leur place. Celui d’aujourd’hui en fait partie. L’histoire est simple, brute, directe : deux frères au tempérament opposé, fâchés depuis 40 ans vivent dans des maisons côte à côte au milieu de la campagne et élèvent des béliers. Mais les choses changent quand l’un des deux se rend compte qu’une des bêtes est atteinte d’une maladie dégénérative du cerveau et que tous les ovidés de la vallée doivent être tués. Tout comme An de Naomi Kawase parlait du d’individus et d’un pays à travers un élément qui lui était typique, on est ici dans une histoire proprement islandaise. Les moutons sont le cœur de la nation, ce qui leur a permis de survivre dans un environnement hostile et impossible à maîtriser au fil des siècles. Tuer ces moutons ce serait comme détruire toutes les vignes ici. Le réalisateur s’empare parfaitement d’un sujet compliqué tant le rythme et la mise en scène dépendent de cette nature sauvage, animale et végétale. En nous plongeant dans son film, on se rend compte que la vie et la mort se croisent sans cesse, les deux étant palpables à chaque plan où le blanc et le marron/noir semblent être les deux seules couleurs capables de gouverner un monde sauvage auquel il est nécessaire de se soumettre au risque d’être emporté. Il faut également voir la dernière séquence, qu’on taira, mais qui fera sûrement partie des plus beaux du festival.
Le Fils de Saul
Les deux films suivants proviennent de la compétition officielle. Ils sont aussi différents l’un que l’autre mais possèdent un esprit qu’on trouve difficilement en dehors de l’Europe. Le Fils de Saül est le premier long métrage de László Nemes qui fût assistant de Bela Tarr sur L’Homme de Londres. Le réalisateur est donc hongrois et revient sur la seconde guerre mondiale dont la plaie est toujours béante là-bas. Le groupe d’hommes auquel il s’intéresse est rarement montré à l’écran, il s’agit des SonderKommandos du camp d’Auschwitz, des individus choisis parmi les prisonniers pour s’occuper de déshabiller les arrivants, les mettre dans les douches et transporter les corps jusqu’aux incinérateurs avant de disperser leurs cendres dans l’eau. Leur espérance de vie est toute aussi limitée puisqu’ils sont eux-mêmes tués après quelques mois de travail. On pouvait craindre une telle histoire, difficile et éprouvante, et qui aurait eu tout à perdre avec une dramaturgie trop poussive et la spectacularisation malsaine qu’elle engendre naturellement. Le malaise est si palpable qu’en rajouter aurait anéanti tout le propos. Et c’est de là que vient toute la grandeur du film : le réalisateur choisit un fil narratif simple, oscillant entre la folie d’un homme qui voudrait, à sa manière, se repentir alors que c’est impossible : il mène les siens à la mort sans se révolter, et le groupe autour de lui, solidaire jusqu’au bout, cherche à s’évader. Surtout, Nemes nous offre une véritable leçon de mise en scène en enchaînant les plans-séquences, la caméra au point, resserrée sur le visage du protagoniste, voilant tout ce qui est autour de lui. La séquence d’ouverture est ainsi aussi magistrale que cinglante et c’est l’une des plus importantes qu’on ait vu dans ce genre de film. Il clôt d’autant plus l’espace qu’il cadre en 1.33 comme dans le récent Ida de Pawel Pawlikowsky également autour de la guerre, de l’enfermement et de la mémoire de l’Europe de l’est. De plus il tourne sur pellicule, laissant les noirs d’une profondeur abyssale assombrir d’autant plus l’intégralité de l’image, ne la révélant que par des teintes lugubres. Les figures de l’enfermement passent par ce cadre, auparavant normal et aujourd’hui voué à représenter l’oppression. Même le héros a du mal à voir ce qu’il fait subir de manière automatique. Il est devenu un pantin qui se cherche un semblant d’âme alors que ce qu’il voit autour de lui est pire que l’enfer. Tout n’est plus que sons indistincts, images floues, mouvements abrupts et cadres dans le cadre qui servent à faussement masquer une horreur qui n’a de cesse de ressurgir.
The Lobster
Le suivant est le nouveau film de Yórgos Lánthimos qui nous avait déjà profondément marqué par son Canines. Il revient cette fois avec The Lobster et une pléiade de stars dont Colin Farrell qui semblait beaucoup apprécier les selfie avec ses fans en grimpant jusqu’au palais, Rachel Weisz, John C. Reilly ou Léa Seydoux. Pour obtenir un tel casting sans aller à Hollywood, il fallait que le projet soit excellent. Le scénario est magnifiquement écrit, faisant entrer le spectateur dans un univers étrange dont il ne comprend tout que par strates avant de basculer dans une seconde partie toute aussi belle. The Lobster invente un monde où être en couple est obligatoire sous peine d’être transformé en animal. Les personnes célibataires sont chassées et elles vivent recluses dans une forêt. La direction artistique est aussi intéressante mais on est plus circonspect quant à la mise en scène. À croire que l’histoire lui était suffisante et qu’il a peu réfléchi à la mise en forme de son projet. Le film manque un peu de rythme et se révèle un peu long. Reste une belle critique assassine et absurde de l’humanité entière : de la société qui impose aux gens d’être deux alors que ce n’est pas forcément la vie rêvée. Des personnes célibataires qui, pour contrebalancer tout ça, deviennent aussi extrêmes que les premiers, et de l’idée selon laquelle il faut absolument avoir des points communs pour bien s’entendre. Tout le monde pourra se reconnaître et en prendre pour son grade. On aime ça !
Demain on devrait voguer vers d’autres continents et pays, aller en Iran, aux États-Unis et enfin revenir un peu en France. À suivre…

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