Encore une très belle initiative de la part de WildSide qui en exhumant ce premier film signé Lewis Allen permet mine de rien de retracer les origines d’un sous-genre (les films de fantômes et de maisons hantés) dont les racines sont donc à aller chercher du côté d’Hollywood. C’est d’autant plus extraordinaire que The Uninvited date de 1944, une année où plus que jamais les films noirs trustaient les devantures des cinémas avec des bijoux tels que Assurance sur la mort de Billy Wilder, Laura d’Otto Preminger ou encore La Femme au portrait de Fritz Lang. The Uninvited devenant une sorte d’OVNI cinématographique qui ne trouvera son pendant issu lui aussi d’Hollywood qu’en 1963 avec La Maison du Diable de Robert Wise.
Si le genre fantastique n’est toutefois pas totalement délaissé, un seul film aborde véritablement la thématique du fantôme et de la maison hantée. Il s’agit du chef-d’œuvre L’Aventure de Madame Muir qui date de 1947. Et encore s’il est bien question d’une demeure hantée et d’un gardien des lieux pour le moins ectoplasmique, le film signé Joseph L. Mankiewicz est surtout l’histoire d’une magnifique romance a priori impossible. Pour le reste, ce début des années 40 est en fait dominé par les productions Val Lewton pour la RKO avec derrière la caméra un certain Jacques Tourneur. À eux deux, ils vont pérenniser un cinéma fantastique délaissé avec la guerre par Universal (les Frankenstein, Dracula et autre momie) avec des petits bijoux comme La Féline (1942), Vaudou (1943) ou encore L’Homme-léopard (1943). Deux autres films marqueront durablement le genre pendant cette période. Dr. Jekyll et Mr. Hyde de Victor Fleming qui date de 1941 avec un Spencer Tracy diaboliquement oppressant dans la meilleure adaptation du livre de Stevenson. Et Le Portrait de Dorian Gray de Albert Lewin sorti en 1945 qui demeure lui aussi la plus belle adaptation qui soit du formidable roman d’Oscar Wilde.
En ces temps où la guerre fait rage, où le cinéma fantastique n’a plus trop la côte et où les fantômes sont souvent cantonnés à des gimmicks de comédie dans des films du même acabit, penser à produire et à réaliser un film où la peur arrive graduellement mais inexorablement, où quasiment rien n’est montré et quasiment tout est suggéré, où les relations humaines sont bien souvent ambiguës (sexuellement et socialement), il devient vite évident que cette Falaise mystérieuse relève donc quasiment du miracle. Mais ce qui en fait définitivement une denrée très rare c’est qu’il est pensé comme un film d’auteur avec une écriture exigeante, des non-dits sulfureux et une mise en scène univoque. Rien n’est laissé au hasard. Chaque détail a son importance jusqu’au ton qui peut osciller entre légèreté badine et épouvante primaire. Un équilibre heureux pour ne pas dire unique qui en fait ce classique toujours aussi angoissant plus d’un demi-siècle plus tard.
WildSide lui rend donc hommage via cette édition qui enrichit sa déjà très belle collection dit DVD + Blu-ray + Livre. Mais, une fois n’est pas coutume, ce n’est pas dans le livret signé par Patrick Brion que l’acte d’achat devient incontournable. Même s’il est comme toujours richement illustré et même si Brion y donne des infos essentielles, c’est en fait dans la présence d’un module vidéo de près de 50 minutes avec à la barre un Christophe Gans qui démontre s’il en était besoin, que sa connaissance obsessionnelle du cinéma passe aussi par les classiques et non uniquement via ses ersatz déviants. C’est une étude du film doublée d’une idée par minute qu’il nous est donné à entendre. On ne sait plus où donner de la tête. On remate les séquences citées pour bien respirer et bien assimiler ce que l’on vient d’apprendre ou de comprendre. Et au-delà ce sont aussi des infos de production (qui peuvent faire doublon avec le texte de Brion mais qu’importe) précieuses qu’il balance toujours dans le but de confirmer une analyse, une interprétation ou une affirmation éloquente et merveilleusement subjective. On s’en voudrait ici de faire notre malin mais tout de même, on ne peut s’empêcher de poser la question. Comment cet homme à la trempe cinéphile indéniable et quasi unique ne nous a pas encore pondu un film digne de ce nom au pays où des cinéastes comme Truffaut ou Tavernier ont parmi tant d’autres défriché royalement le chemin ?
En tout cas si le film s’est taillé une place méritée au panthéon de la cinéphilie américaine, il ne semble pas qu’en France ses mérites aient été abondamment commentés de par le passé. On en veut pour preuve Brion justement qui dans son bouquin sur le cinéma fantastique paru dans les années 90 ne citait jamais le film alors que son texte présent donc au sein de cette édition en en fait un incontournable. Une révision un peu tardive qui se ressent d’ailleurs dans l’enthousiasme un peu académique du style adopté au sein du livret. Un constat qui ne remet nullement en cause la qualité de cette édition mais qui montre incidemment que l’histoire du cinéma est malléable, flexible et subjective. Dans le cas qui nous intéresse ici, c’est pour le meilleur.
On terminera par l’aspect technique de la galette Blu-ray que l’on ne pourra pas ne pas comparer avec celle de l’édition Criterion parue en octobre 2013. On s’adresse là bien entendu aux plus pointus d’entre vous puisque comme d’habitude nous n’avons droit chez l’éditeur basé à New-York qu’à des sous-titres anglais et à un Blu-ray locké en région A donc uniquement lisible sur des platines qui ont été préalablement dézonnées. On vous laisse découvrir pour le sport nos captures comparatives et cliquables dans leur format natif ci-dessous.
Dans les faits, on préférera l’image WildSide qui propose un encodage supérieur provenant certainement d’un meilleur master (ou alors c’est que le travail de WS bénéficie des deux ans de plus en terme de maturité). Les noirs sont ainsi mieux tenus, plus profonds, plus contrastés sans jamais tomber dans le charbonneux. La définition s’en ressent aussi avec un piqué plus prononcé et des profondeurs de champs jubilatoires. Idem pour le son. Le PCM 1.0 du Criterion est certes plus dynamique et techniquement sans compression aucune mais il présente aussi un souffle très présent. Ce qui n’existe pas dans la version DTS-HD Master Audio 2.0 du WildSide. Pas de VF mais franchement cela ne nous manque pas. On précisera pour finir que Criterion présente un format 1:37 alors que chez WildSide on est en 1:33. On perd donc un peu d’informations à gauche et à droite chez WildSide.
Notes :
– Image : 4/5
– Son : 4/5
– Bonus : 4/5
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
The Uninvited – Édition Blu-ray + Livre + DVD
Éditeur : Wild Side Video
Date de sortie : 1er juin 2016
Spécifications techniques Blu-ray :
– Image : 1.33:1 encodée en AVC 1080/24p
– Langues : anglais et français DTS-HD Master Audio 2.0 mono
– Sous-titres : français
– Durée : 1h39
– 1 BD-50
Bonus :
– Vue de la falaise : Entretien avec Christophe Gans (49min11s – HD)
– Un livret exclusif de 86 pages signé Patrick Brion accompagné de photos d’archives somptueuses
Universal a produit des classiques du cinéma fantastique jusqu’en 1945 non-stop : Le Loup-garou] (1941), Le Spectre de Frankenstein (1942), Frankenstein rencontre le loup-garou (1943), La Maison de Frankenstein (1944), La Maison de Dracula (1945).
La RKO a simultanément produit, durant cette période 1940-1945, de 1943 à 1946 pour être précis, les films fantastiques produits par Val Lewton et réalisés par Jacques Tourneur, Mark Robson, Robert Wise, tous trois jeunes cinéastes à cette époque.
Les parodies avec Abbott et Costello auxquelles tu fais allusion, également produites par Universal, débutèrent à peu près au moment où la série Universal classique s’achevait, donc de 1945 à 1955 environ. A noter qu’en 1944, ils avaient tourné un film comique de fantômes intitulé en France : Fantômes en vadrouille !
Quant à The Uninvited [La Falaise mystérieuse] on peut remarquer qu’il se situe à une époque où les scénaristes et les producteurs aimaient allier film noir policier et film fantastique, où le suspense reposait sur leur distance thématique comme sur leur proximité esthétique : Rebecca (USA 1940) d’Alfred Hitchcok, Gaslight [Hantise] (USA 1944) de George Cukor, etc. En fait, si on examine encore un plus avant l’histoire du cinéma, une telle ambivalence se trouvait déjà dans un film muet hollywoodien tel que l’expressionniste The Cat and the Canary [La Volonté du mort] (USA 1927) dont il y a eu de nombreux remakes parlants.
Ce qui est très curieux avec La Falaise mystérieuse, c’est que certains historiens français du cinéma fantastique ne l’ont pas considéré comme un film fantastique : Jean-Marie Sabatier ne l’a ainsi pas inclus ni examiné dans son livre de 1973 alors que René Prédal l’avait succinctement mentionné dans son propre livre de 1970. Je crois me souvenir que Borde et Chaumeton, Panorama du film noir américain (1955 puis édition revue 1979 aux éditions de Minuit) le considéraient, pour leur part, plutôt comme un film noir policier à tendance fantastique que comme un authentique film fantastique.
Pour moi ce sont des films mineurs provenant de la Universal que tu cites Francis. A part Le Loup garou mais on est en 1941 et les États-Unis ne sont pas encore officiellement guerre. D’où mon commentaire certes radical mais à mon sens non dénué de vérités.
Brion dit pour info dans son bouquin que tous les films de Newton Tourneur ont été des succès justement à cause de la guerre. Les gens avaient de l’argent (tout le monde travaillait dans le cadre de l’effort de guerre) et avaient envie d’avoir peur. Ils recherchaient des sensations fortes aussi paradoxalement que cela puisse paraître.
Ah ! Tu soulèves un beau problème d’histoire du cinéma… !
Pendant longtemps on a considéré que l’âge d’or fantastique américain (qu’il s’agisse non seulement de la Universal mais encore de la MGM, de la Paramount, de la Warner, de la RKO, qui en ont produit également durant cette période) c’était 1931-1939, depuis le DRACULA (USA 1931) de Tod Browning jusqu’au FILS DE FRANKENSTEIN (USA 1939) de Rowland V. Lee.
Mais dès 1970, certains historiens ont estimé qu’on pouvait l’étendre jusqu’en 1945 à cause des films que j’ai cités.
Je ne suis pas le seul à penser cela, naturellement : je me souviens d’un supplément de DVD ou de BRD avec Joe Dante filmé dans son bureau décoré par une affiche originale de FRANKENSTEIN RENCONTRE LE LOUP-GAROU (USA 1943)… affiche peut-être bien française d’ailleurs, cerise sur le gâteau ! Et je me souviens que Jesus Franco m’avait dit, lorsque je l’avais rencontré en 1988, qu’il plaçait pour sa part très haut le cinéaste Erle C. Kenton (l’auteur des 1942, 1944 et 1945 cités plus haut dans mon premier message).
Sur la remarque de Brion à propos des productions Val Lewton / RKO de 1943-1946… ma foi, si on examine l’histoire du cinéma des origines à nos jours, on constate que les périodes de paix sont aussi propices au genre que les périodes de guerre. La preuve contredisant Brion étant, justement, l’âge d’or fantastique américain classique de 1931-1939 (que tu étends jusqu’en 1941 et que j’étends jusqu’en 1945).
PS Sandy, est-ce que le BRD Wild Side reproduit dans les suppléments le jeu américain magnifique des 8 lobby cards couleurs de THE UNINVITED ?
Ps Francis : Nope…