Joe, c’est aussi l’Amérique est indéniablement un film qui résonne plus que jamais aujourd’hui. Dans sa façon de narrer les racines du mal d’une société qui ne s’est finalement jamais remise de cette période où le pays s’est (définitivement) scindé en deux. D’un côté les progressistes (ou gauchistes si l’on reprend la terminologie du camp d’en face) adeptes du progrès politique, social et économique par des réformes ou des moyens violents. De l’autre, les conservateurs et autres radicaux de tous bords adeptes d’une société immuable basée sur des valeurs datant des pères fondateurs. On caricature à peine. C’est qu’avant les années 60, si ce distinguo existait déjà, les passerelles entre les deux camps étaient encore possibles avec une volonté de trouver des compromis et des points de rencontre. Les années 60 vont faire éclater tout cela façon puzzle entraînant quelque part dans leur sillon le reste du monde en des secousses surtout sociétales dont les répliques seront de plus en plus fortes et profondes. Et si Joe, c’est aussi l’Amérique est important c’est qu’il date quelque part et à sa manière les origines de cette fracture tel un « shot » d’histoire obscène car sans concession et donc précieux.
Joe, c'est aussi l'Amérique - Blu-ray + Livret
Au cinéma le : 14 avril 1971
Résumé : Bill Compton, un riche publicitaire, ne supporte pas que sa fille Melissa soit en couple avec un dealer. Après une overdose qui la conduit à l’hôpital, Bill se rend chez le petit ami de sa fille et l’assassine dans un accès de colère. Peu après, il rencontre Joe Curran, un ouvrier à qui il confesse son crime.
À l’aune d’un 21è siècle où le camp d’en face semble avoir déjà emporté la mise, revoir ou découvrir Joe, c’est aussi l’Amérique est de l’ordre du salut public pour le spectateur lambda que nous sommes tous et une forme de mise en garde qu’il aurait été de bon ton de ne pas avoir prise par-dessus la jambe. Vœu pieux certes au regard de ce qui nous pend au nez mais personne ne pourra dire après ça que l’on n’était pas au courant ou prévenu. Un peu à la façon d’un Charlton Heston qui en tapant de rage et de dépit le sable d’une plage simiesque du futur, nous renvoyait à notre propre « humanité ».
Joe, c’est aussi l’Amérique raconte donc deux versants d’une Amérique qui ne se comprennent plus ou ne veulent plus se comprendre. Nous sommes à la fin des années 60 et un père de famille de la classe moyenne supérieure (la « Upper Class » en VO) commet l’irréparable en tuant non intentionnellement le petit ami, dealer et drogué de son état, de sa fille elle-même prise dans la spirale de la drogue. Joe, ouvrier de son état, qu’il croise dans un bar à la recherche d’un téléphone et d’un remontant, comprend qu’il est l’auteur de ce crime qui fait la une des médias locaux. Mais au lieu de vouloir le faire chanter ou de le dénoncer à la police, Joe approuve ce geste qu’il assimile au nettoyage dont la société américaine aurait vivement besoin. Une forme d’amitié se développe dès lors entre eux. Tous deux ne comprennent pas cette jeunesse qui s’oppose systématiquement au gouvernement, aux institutions et plus prosaïquement à leurs parents. Une jeunesse manifestant inlassablement contre la guerre du Vietnam, pour l’égalité des droits entre les blancs et les noirs tout en baignant dans une contre-culture qu’ils ont initiée et qui va embraser la décennie suivante.
Derrière cette histoire, on trouve d’abord Norman Wexler. Un nom qui ne parlera pas forcément à grand monde. Et pourtant, la plupart des films dont il a écrit le scénario sont passés à la postérité. De Serpico (1973) de Sidney Lumet au Contrat de John Irvin (1986) en passant par Mandingo (1975) de Richard Fleischer ou La Fièvre du samedi soir (1977) de John Badham, l’homme a tutoyé les sommets mais sans y parvenir. Joe, C’est aussi l’Amérique était son tout premier script pour le cinéma, lui qui s’était fait jusqu’alors connaître en tant qu’auteur de pièces de théâtre dont certaines ont été montées et jouées Off-Broadway. Norman Wexler est connu à l’époque pour ses prises de position anti Nixon alors Président des États-Unis et pour avoir une attitude pour le moins erratique. Il s’est ainsi retrouvé emprisonné pour avoir proféré des menaces de mort à l’encontre de Nixon lors d’un vol New York-San Francisco. Une « réputation » qui lui a forcément porté préjudice tout au long d’une carrière qui aurait pu être bien plus prolifique et accomplie compte tenu de la qualité du travail sur Joe, c’est aussi l’Amérique qui au final ne laisse pas vraiment deviner les orientations politiques de Wexler.
Son scripte renvoie en effet dos à dos tout le monde pour mettre en avant ce que l’on appelle la « majorité silencieuse » dont on ne parle finalement que très peu. Celle qui subit les affres des deux camps sans avoir son mot à dire sinon lors des élections. Et encore. C’est cette majorité-là qui a porté (pour des mauvaises raisons) Nixon au pouvoir et c’est peut-être celle-là même qui décidera qui de Trump ou de Harris remportera les prochaines élections présidentielles américaines. Dans Joe, c’est aussi l’Amérique, elle est donc représentée par Joe et Bill (le père meurtrier à son insu donc) qui subissent la dictature intellectuelle d’une minorité. Et à leur manière ils y répondent. Au sein de l’excellent livret qui accompagne cette édition, le journaliste et auteur Marc Toullec contextualise le film de la meilleure des façons en rappelant que le 8 mai 1970, un affrontement qui avait défrayé la chronique et occasionné de nombreux blessés avait eu lieu dans le secteur de Wall Street. Il avait opposé 400 ouvriers du bâtiment, appelés « Hard Hats » pour le casque qu’ils portent sur les chantiers, et 800 employés de bureau contre des milliers d’étudiants pacifistes venus manifester contre la guerre au Vietnam et à son extension au Cambodge. Joe, c’est aussi l’Amérique a de fait cartonné dans les salles de cinéma car pour beaucoup il exposait au grand jour cette Amérique de droite, dite « patriote » des cheveux courts (alliance ici des cols-bleus et des cols-blancs), contre l’Amérique de gauche des cheveux longs, progressiste. La traduction en image de « Joe Curran contre les hippies » comme le dit très bien Marc Toullec.
Première de couverture du livret inclus au sein de cette édition
In fine Joe, c’est aussi l’Amérique que réalise John G. Avildsen pour un budget ridicule de 300 000 dollars en décors naturels à NY récoltera plus de 20M de bénéfice devenant l’un des films les plus rentables de l’histoire du médium aux States (et le plus rentable jusqu’au Projet Blair Witch en 1999). Oui John G. Avildsen, celui qui réalisera en 1976 un certain Rocky et en 1984 Karate Kid. Pas le réalisateur qui aura laissé une trace pléthorique dans l’histoire du cinéma mais qui en quelques films aura tout de même marqué au fer rouge les années 70 surtout en y incluant Joe, c’est aussi l’Amérique, film qui si en France est passé quasi inaperçu est une œuvre plus que culte dans son pays. Le livret revient aussi sur le choix des acteurs rappelant que Joe est interprété par Peter Boyle alors un quasi inconnu qu’Avildsen avait repéré dans une pièce Off-Broadway. Pour l’anecdote les producteurs n’en voulaient pas et avaient porté leur choix sur Lawrence Tierney. Mais celui-ci était connu pour être incontrôlable. Quelques jours avant le début du tournage, bourré comme un coin, il boxe une vendeuse âgée dans un centre commercial et se soulage la vessie sur un escalator. Direction la taule et en dernier recours les producteurs ont dû se résoudre à prendre Peter Boyle que voulait absolument le réalisateur. Pour Susan Sarandon qui joue la fille de bonne famille devenue une hippie un peu à la dérive, c’est pour le coup son tout premier rôle. Elle était alors mannequin et accompagnait son mec à l’audition de Joe, c’est aussi l’Amérique. Si son partenaire d’alors n’est pas retenu, elle, par contre, tape dans l’œil d’Avildsen qui la veut dans le film. La suite, on l’a connaît avec la carrière que l’on sait depuis.
Outre le livret qui est donc une mine d’informations passionnantes à plus d’un titre, l’éditeur ESC a aussi eu la bonne idée de donner la parole à l’incontournable Jean-Baptiste Thoret dont on connait la passion et l’expertise pour cette décennie américaine de cinéma. Si on peut bien entendu relever quelques redondances avec les infos déjà distillées au sein du livret, son intervention vaut en fait pour l’analyse qu’il porte au film lui donnant encore une profondeur et une signification bienvenue. Thoret parle ainsi de Joe, c’est aussi l’Amérique comme étant un des tous premiers « Vigilante Movies » annonçant donc L’Inspecteur Harry de Don Siegel l’année suivante et surtout Un justicier dans la ville que Michael Winner réalisera en 1974. Il pointe aussi du doigt le changement de perspective que le film opère en cours de route passant ainsi de la relation père-fille au point de vue de l’ouvrier rappelant du coup le premier titre du film qui était The Gap (que l’on pourrait traduire par Le Fossé). Et puis Thoret analyse aussi la séquence finale en donnant quelques infos sur la fin initiale plus optimiste voulue par Avildsen mais refusée par les producteurs. Toullec dans le livret détaillant d’ailleurs cette ultime phase la production en précisant que le montage du film a été confié à William Sachs qui a énormément raccourci le premier montage effectué par Avildsen le rendant plus percutant et efficace. Volonté des producteurs d’avoir quelque chose qui se rapproche plus de la veine du film d’exploitation que d’une œuvre d’auteur à l’européenne.
Une sensation que l’on retrouve jusque dans le travail sur la photo que ce Blu-ray rend parfaitement compte via un master qui n’a bénéficié d’aucune restauration et qui est le même que celui utilisé par l’éditeur US Olive Films en 2018. Il tient grave la route en ce sens que l’aspect assez underground seventies de Joe, c’est aussi l’Amérique lui convient parfaitement. Pas ou très peu de de scories de pelloche, un grain prononcé et une définition pas toujours optimale mais qui encore une fois va dans le sens générale d’une histoire et d’une atmosphère qui ne réclament en aucune façon une image cliniquement définie. C’est donc peu de dire que le résultat rend plutôt un bel hommage aux intentions initiales et aux contraintes de tournage de l’époque.
On pourra faire les mêmes remarques sur la partie son où en VO le DTS-HD MA 2.0 mono rend compte du mix d’origine en intégrant comme il se doit les dialogues jamais pris en défaut s’intégrant avec beaucoup de naturel au sein d’un environnement certes jamais immersif mais dont la mise en avant est parfaitement maitrisée. Du côté de la VF on aura la joie de retrouver l’excellent Jacques Dynam qui double Peter Boyle. La voix de Jacques Dynam est reconnaissable entre toute. C’est par exemple lui qui était derrière tous les Jerry Lewis. Il a aussi doublé Burgess Meredith alias Mickey dans Rocky 2 et 3 ou encore Eli Wallach alias le le chef des bandits Calvera dans Les Sept Mercenaires. Mais Jacques Dynam était aussi un acteur qui fut entre autres l’inspecteur Bertrand, souffre-douleur de Louis de Funès, alias le commissaire Juve, dans les trois Fantômas d’André Hunebelle. Mais au-delà de ce kif doublage, il faut tout de même préciser que la VF n’est absolument pas au même niveau technique que sa consœur en VO avec des dialogues qui sonnent creux ou qui sont trop mis en avant au détriment des ambiances. La routine en quelque sorte. Précisions aussi que certains passages non doublés à l’origine basculent alors en VOST. C’est le cas par exemple au tout début du film lors d’une séance de shoot entre le petit ami bellâtre et la fille à papa. Les gros plans piquouzes sont ainsi évacuées. Il faut croire que la France de Pompidou ne supportait cette réalité montrée sur un grand écran.
Au final, Joe, c’est aussi l’Amérique mérite donc toute votre attention si vous ne l’avez jamais vu et quant à ceux qui connaissaient le film d’Avildsen, le revoir dans ces conditions ne peut que faire prendre à nouveau conscience de la richesse du cinéma américain de ces années-là. Un cinéma aux prises avec la réalité sociale et politique du moment sans pour autant tomber dans un moralisme de pacotille ou des prises de positions dictatoriales. Ce que le cinéma d’aujourd’hui dégueule à l’envie quand il ose s’aventurer sur ce versant accentuant de fait une vision totalement binaire ou aveugle de nos sociétés. Pour conclure on reprendra la phrase de Tarantino que Marc Toullec met en avant au sein de son livret. À propos du personnage de Joe, il dit que voilà « un type qui, dans les années 2020, aurait certainement appartenu à la frange la plus radicale des électeurs de Donald Trump. » En une phrase, il synthétise toute la portée et l’importance de ce Joe, c’est aussi l’Amérique.
Spécifications techniques Blu-ray :
- Image : 1.85.1 encodée en AVC 1080/24p
- Langue(s) : Anglais et Français DTS-HD MA 2.0 mono
- Sous-titre(s) : Français
- Durée : 1h47min 06s
- 1 BD-50
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
Bonus (en HD) :
- Le Réveil de l’Amérique silencieuse : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret (2024 – 45min 17s)
- Bande-annonce UK (3min 09s – HD – VOST)
- Livret : La Haine en bandoulière par Marc Toullec (24 pages)