Une étrange affaire est certainement le film le plus atypique dans la carrière de Pierre Granier-Deferre et certainement pas le moins passionnant à (re)découvrir. D’abord parce qu’il réunit des acteurs de premier plan qu’il sait comme toujours emmener dans son univers somme toute particulier, pour ne pas dire à part, mais surtout parce qu’il traite du monde du travail. Si pour Granier-Deferre c’est une première, lui qui a reconditionné les codes du polar à la française (La Horse / Adieu poulet…) ou qui s’est appuyé sur la grande histoire pour accoucher de drames sublimes (La Veuve Couderc / Le Train) ou qui a tout simplement su décrire les affres du temps qui passe (Le Chat), sa façon de l’envisager ne dévie pas beaucoup de ce qu’il a l’habitude de faire. On est encore une fois dans l’affect à hauteur d’homme où l’amour, l’amitié sont au premier plan et s’imbriquent en un maelstrom de caractérisations qui font d’Une étrange affaire un concentré abrupt et sans concession de ce que Granier-Deferre pense de son prochain. Et comme toujours c’est à la fois impitoyable et infiniment bienveillant. Que cela soit pour la première fois disponible en Blu-ray au sein de cette nouvelle collection baptisée « Nos années 80 » dirigée par Jérôme Wybon relève donc d’une opportunité à ne pas rater.
Une étrange affaire
Au cinéma le : 23 décembre 1981
Résumé : Bertrand Malair, un homme autoritaire, énigmatique et charmeur, prend en main les magasins où végète Louis. Il lui confie la réorganisation du service publicité. Dès lors, Louis se voue corps et âme à son nouveau patron, délaissant sa femme qui le quitte bientôt…
Une étrange affaire adapte Affaires étrangères, un roman auréolé du prix Renaudot de Jean-Marc Roberts publié en 1979. Comme l’explique Pierre Granier-Deferre dans l’entretien déjà présent en guise de bonus sur le DVD StudioCanal édité en 2004, c’est le scénariste et réalisateur Christopher Frank (le plus connu de ses films en tant que réalisateur reste sans conteste L’Année des méduses) qui l’incite à le lire en lui précisant que cette histoire était faite pour lui. Ce que Granier-Deferre lui confirme sans hésiter après lecture. Une fois les droits du livre acquis, c’est donc à eux trois qu’ils vont adapter ce roman en un scénario retors qui raconte l’arrivée d’un nouveau directeur au sein d’un grand magasin parisien sur le déclin. Sa mission est de le propulser à nouveau tout en haut et pour cela il s’entoure d’hommes totalement acquis à ses méthodes et à sa personnalité. L’homme en question est interprété par un immense Michel Piccoli (comme souvent diront certains) et parmi ses zélés bras droits on trouve Gérard Lanvin en charge de la publicité.
Une étrange affaire c’est donc l’histoire de cette relation qui tourne progressivement à une totale perte de repères de l’employé qui voit en son boss une sorte de gourou qui peut tout lui demander. Cela au risque de ne plus même s’appartenir. On qualifierait cela de toxique aujourd’hui. Pierre Granier-Deferre n’est en fait pas très loin de sa zone de confort en filmant cette lente mais inexorable descente aux enfers puisque la quasi-totalité de ses précédents films narrent finalement cela. Il y est toujours question d’une relation entre deux personnes (professionnelle, intime etc…) dont personne ne ressort indemne. À la différence qu’elle s’opère ici à vitesse grand V et selon les codes du monde du travail moderne (celui du début des années 80 déjà fortement influencé par les méthodes managériales d’Outre-Atlantique). Granier-Deferre accentue cela par une mise en scène de plus en plus intrusive un peu comme s’il voulait que l’on ressente de l’intérieur le parcours psychologique du personnage de Lanvin jusqu’à son total dénuement final.
Le jeu des deux acteurs est aussi au diapason d’une atmosphère quasi hermétique pour qui n’est pas invitée dans l’arène des deux hommes à commencer par sa femme jouée par une Nathalie Baye à la fois incandescente et à la beauté magnifiquement diaphane. On le sait, Pierre Granier-Deferre était un immense directeur d’acteurs et ce jusqu’aux seconds rôles tous géniaux ici. Jean-Pierre Kalfon en deuxième bras droit énigmatique au plus près des attentes de son boss ou Jean-François Balmer, le comptable de haut vol, sont ainsi impeccables lors de leurs quelques scènes tout en amenant au film un degré d’authenticité indéniable.
Toujours compliqué de faire venir au cinéma des spectateur en lui vendant un film mettant en scène le monde du travail. On va en effet au cinéma souvent pour s’évader et pas pour y retrouver notre quotidien. Mais ici la situation décrite est à la fois peu commune tout en paraissant tellement vraie qu’elle ne peut provoquer que l’adhésion ou le rejet. C’était en tout cas la conviction de Granier-Deferre face aux décideurs qui ne voulaient pas de cette histoire. Dépité, il se lance alors dans l’aventure L’Étoile du Nord adapté d’un roman de Simenon mais dont le tournage est interrompu à cause d’une Simone Signoret malade et hospitalisée. L’Étoile du Nord n’étant que reporté, Granier-Deferre en profite pour reprendre Une étrange affaire que le producteur Alain Sarde est bien obligé d’accepter car le réalisateur est payé pour ne rien faire en attendant que le tournage de L’Étoile du Nord puisse reprendre. Toujours au sein de l’entretien avec le réalisateur, celui-ci nous précise alors que le tournage a duré à peine 6 semaines, que tous les acteurs ont revu leur cachet à la baisse pour un film doté au final d’un budget riquiqui. Mais au final une excellente affaire pour le producteur puisqu’Une étrange affaire attirera 677 030 spectateurs tout en ayant reçu Le Prix Louis Delluc.
Une impression d’urgence que l’on ne retrouve pas forcément au sein des images réalisées par une équipe d’Antenne 2 sur le tournage du film. Images agrémentées d’entretiens avec les acteurs et le réalisateur in situ. Antenne 2 était un des partenaires financiers du film et ils avaient donc accès aux plateaux (studios et extérieurs) en vue d’une diffusion unique sur la chaine lors de la semaine de sortie du film au cinéma. Des images donc jamais revues depuis (et certainement peu connues puisque souvent diffusées en milieu de journée et en pleine semaine comme ici un mardi) et exhumées dans leur intégralité par un Jérôme Wybon dont on connaît l’appétence pour ce genre de recherches au sein des archives télévisuelles françaises. Outre ce document inédit, on retrouve donc l’entretien donné par le cinéaste déjà présent au sein du DVD mais aussi deux autres interviews. L’une avec l’écrivain qui revient sur sa collaboration avec le scénariste Christopher Frank et Pierre Granier-Deferre mais aussi avec le compositeur Alain Sarde qui lui nous fait part de la façon dont a été enregistré la bande originale d’une manière fort peu amène sur le groupe d’origine argentin qu’il avait dégoté pour donner le ton musical du film. Au final une éditorialisation bienvenue et exigeante.
Quasi même constat du côté de la technique puisque le master proposé, même si non issu d’une quelconque restauration, propose une image plus que satisfaisante avec une belle définition, peu ou pas de scories de pelloche et un grain bien présent (preuve que l’on a laissé le DNR au repos). La VF encodée en DTS-HD MA 2.0 mono délivre un environnement sonore plus que suffisant avec un équilibre dialogue / ambiance jamais pris en défaut. Pour finir, une petite remarque qui nous a fait plus rire qu’autre chose. On a en effet repéré au niveau des sous-titres pour sourds et malentendants (une excellente initiative faut-il le dire et le redire) quelques belles « bêtises » de transcription. Ainsi au tout début quand Gérard Lanvin se rend à l’Église pour l’enterrement de son ancien directeur, il dit à un de ses collègues « 100 contre 1 qu’il n’est pas vraiment mort ». On vous laisse lire ci-dessous ce que cela donne en sous-titres.
Spécifications techniques Blu-ray :
- Image : 1.66.1 encodée en AVC 1080/24p
- Langue(s) : Français DTS-HD MA 2.0 mono
- Sous-titre(s) : Français
- Durée : 1h41min 49s
- 1 BD-50
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
Bonus :
- Préface de Jérôme Wybon (2024 – 4min 52s – HD)
- Un tournage: making of réalisé par Alain Levent et Olivier Budoin diffusé sur Antenne 2 le 15/12/81 (INA – 18min 33s – Pour la 1ère fois dans son intégralité – SD)
- Bande originale : Entretien avec Jean-Marc Roberts et Philippe Sarde (Studiocanal – 18min 33s – 2003 – 9min 55s – SD)
- Histoire d’un film : Entretiens avec Pierre Granier-Deferre, Jean-Marc Roberts (Studiocanal – 2004 – 39min 41s – SD)
- Bande-annonce (1min 47s – SD)
Inquiétant, pervers, manipulateurs, tous les acteurs de ce film sont impressionnant.
Lanvin sombre petit à petit dans l’ombre de Piccoli, et ce n’est pas que de la pure invention, à l’époque on ne parlait pas et on ignorait le harcèlement moral, pour en avoir été moi-même victime, les harceleurs sont vraiment très fort, seul moyen de résister, c’est de fuir…