Marco Ferreri est un réalisateur italien réputé pour nombre de ses films qui ont provoqués scandales et/ou incompréhensions lors de leur sortie. Tout en haut on peut y placer La Grande bouffe qui raconte comment quatre grands bourgeois confinés dans une maison parisienne se donnent la mort en s’empiffrant le temps d’un week-end « gastronomique ». Prix de la critique internationale au festival de Cannes 1973 où il choqua jusqu’à la présidente du jury Ingrid Bergman et Catherine Deneuve alors en couple avec Marcelo Mastroianni (elle ne voulut plus le voir pendant plusieurs jours), La Grande bouffe rencontra son public partout où il fut distribué à commencer par la France qui lui fit un très bel accueil avec 2 422 500 entrées pour devenir un des films représentatifs d’une décennie contestataire envers l’establishment. Pour autant, il aura fallu attendre cette fin d’année 2024 pour que La Grande bouffe se décline enfin en Blu-ray alors que jusqu’ici il n’était dispo qu’en DVD dont le plus recommandable était celui édité par feu Opening (en 2006 puis réédité en 2010) car proposant de nombreux bonus dont des images du tournage et des archives INA non repris ici par Tamasa. Les deux éditions que l’éditeur vient de sortir (collector et standard) n’ont toutefois pas à rougir de la comparaison en ce domaine d’autant que du côté de l’image et du son, la restauration 4K à laquelle le film a eu droit lui permet de franchir un gap plus qu’appréciable même si non exempte d’interrogations au regard de l’image restaurée 2K proposée par l’éditeur Arrow sur son Blu-ray paru en 2015 aux États-Unis et en Angleterre.
La Grande bouffe
La Grande bouffe - Édition Collector - Blu-ray + DVD
Au cinéma le : 22 mai 1973
Résumé : Quatre amis gourmets et gourmands s’enferment tout un week-end à la campagne et organisent une « bouffe » gigantesque.
La Grande bouffe est à l’origine une idée originale de Ferreri qu’il a couché en scénario avec l’aide de son compagnon espagnol Rafael Azcona avec qui il collabore depuis L’Appartement (El Pisito) son premier film qu’il réalise en 1959 en Espagne et de Francis Blanche. Une idée qu’il a eue apparemment lors d’un repas mémorable partagé avec le producteur Alain Sarde : « À l’époque, mon frère, Philippe, qui est compositeur de musiques de film, Marco Ferreri et moi, on était très amis et on passait nos journées à manger. Et à la fin d’un déjeuner pantagruélique dans un restaurant, on a commencé à faire le menu du dîner du soir. En montant ensuite dans la voiture pour rentrer, Ferreri nous a dit Si on continue comme ça, on va mourir. Et dix minutes plus tard, il a lancé : Et si je faisais un film sur trois types qui décident de se suicider en mangeant ? Je trouvais l’idée géniale et je l’ai orienté vers un producteur, le fameux Jean-Pierre Rassam (père de Dimitri Rassam, producteur en 2024 du Comte de Monte-Cristo / NDR). C’était ce qu’il y avait de bien à l’époque, d’une idée pouvait naître un film, très rapidement » (In Perché ho fatto un film fisiologico. Propos recueillis par Paolo Mereghetti repris par Florence Rigollet au sein du livre La Grande Bouffe paru aux éditions Séguier en 2016 qui accompagne l’édition Blu-ray collector).
De l’idée originelle des trois amis, on passe très vite à quatre compères au sommet de leur réussite sociale qui se retrouvent le temps d’un week-end sous le patronage de la haute gastronomie dans le seul but d’aller jusqu’au bout d’une logique mortifère afin de briser la routine dans laquelle ils sont englués et qui semble définir à leurs yeux une forme d’échec social. L’excès face au vide existentiel en quelque sorte. On a ainsi le grand chef cuisinier qui dès les premiers plans est rabaissé par sa femme dans son restaurant. Il est interprété par Ugo Tognazzi qui revendique d’ailleurs aussi l’origine du film lui l’ami du cinéaste avec qui il partageait des tablées mémorables où dès l’arrivée des plats, toujours trop nombreux et trop copieux, Ferreri s’exclamait, la fourchette à la main : « On est en train de se suicider » (citation reprise là aussi du livre La Grande Bouffe, op.cit.). Il y a le pilote de ligne et coureur de jupons invétéré dont Marcelo Mastroiani endosse le costume avec une forme de sincérité tragique, son personnage ne prenant en effet que du plaisir lors d’ébats fugaces et le plus souvent tarifés. Que dire du producteur et présentateur de télévision Michel Piccoli qui semble ne plus savoir comment combler la vacuité de sa profession ? On le voit remettre les clés de son appartement à sa fille qu’il ne voit que très rarement et qui en profite pour vanter les mérites de danseur de son petit copain afin qu’il lui trouve un job à la télé. Et enfin il y a le brillant magistrat à la cour Philippe Noiret qui vit encore avec sa nourrice jamais avare de petites gâteries sexuelles semblant insinuer qu’il est loin d’être épanoui sur ce terrain-là.
Ferreri fait dès lors crever son petit monde sans vraiment prendre de gants. Toujours dans le livre La Grande Bouffe, Ugo Tognazzi parle d’un tournage réalisé dans les conditions chronologiques de l’histoire avec cette chape de plomb qui s’abattait à mesure que les acteurs disparaissaient du plateau. Non que l’expérience lui ait laissé un goût amer mais plutôt un sentiment de vide et de désordre accentué par une direction d’acteurs favorisant l’impro et l’amoncellement sur le plateau de magnifiques plats cuisinés par le chef de chez Fauchon. Sans oublier les donzelles imposées par Marcello (chacun des personnages du film est affublé du véritable prénom de l’acteur) qui rajoute un sentiment de luxure rabelaisienne au tableau général jusqu’à l’institutrice de l’école voisine aux formes généreuses jouée par une Andréa Ferréol qui va se muer le temps de ces quelques jours en une ange accompagnatrice/exterminatrice. Un rôle qui va la lancer dans le grand bain. Le résultat à l’écran laisse aujourd’hui dubitatif par rapport à la virulence des critiques de l’époque tant le cinéma a depuis fracassé ces frontières reposant sur la mise image de la mort et du sexe au sein d’une même histoire ou d’un même plan.
Page extraite du livre La Grande bouffe présent au sein de l’édition collector
Non, là où La Grande bouffe reste d’une amoralité glauque doublée d’une modernité plus que jamais glaçante est dans sa manière d’interroger la motivation même de nos existences. En en proposant une version qui a priori n’est en rien synonyme de désespoir, sinon en apparence, Ferreri pointe du doigt l’envers du décor où chacun se persuade de son inutilité (au mieux), sinon de sa dangerosité sociale (au pire). En allant jusqu’au bout de sa démonstration où cette mort par l’excès de nourriture insinue une recherche de salut de la même façon que d’autres aspirent à une forme de pureté originelle par le jeûne religieux, Ferreri finit par rendre cette histoire terriblement touchante et ses protagonistes définitivement attachants.
C’est donc à l’éditeur Tamasa que revient la noble tâche de porter ce film marqueur en Blu-ray en le déclinant, comme on l’a déjà précisé, sur deux éditions. Une « standard » que nous avons reçu dans le cadre de cette chronique et une autre dite collector qui outre le Blu-ray du film accompagné des bonus présents sur l’édition simple y rajoute deux galettes DVD (le film + les mêmes bonus), une affiche (48 x 34 cm) et surtout le livre déjà cité plus haut La Grande Bouffe paru aux éditions Séguier en 2016 pour la traduction française. Soit une autobiographie d’Ugo Tognazzi qu’il accompagne de multiples recettes de cuisine de son cru qui ont façonnées sa personnalité et/ou marquées des étapes importantes de sa vie. Une seconde partie signée Florence Rigollet qui est aussi la traductrice de la première partie, revient avec beaucoup d’à-propos et moult informations précieuses sur la production du film. Mais pas que puisqu’elle contextualise avec pertinence l’époque sans oublier de dresser un portrait assez fouillé du réalisateur et des quatre acteurs du film sans oublier Andréa Ferréol. Un livre must have que les éditions Séguier ont eu la gentillesse de nous faire parvenir afin que nous puissions être les plus complets possibles ici.
En guise de compléments vidéo on a droit à une rencontre avec Andréa Ferréol datant de 2023. Un témoignage enthousiasmant et drôle à l’image de cette toujours pétillante actrice qui en profite pour nous donner quelques infos sur la manière dont elle a été castée et sa prise de poids exigée par Ferreri pour coller au personnage. Elle a de plus ce discours si caractéristique de ces femmes qui se sont affirmées dans les années 70 à des années lumières de la posture néo féministe d’aujourd’hui dont le paradoxe est de bien souvent faire reculer les acquis portant obtenues de haute lutte par les générations précédentes. D’un point de vue purement technique, on regrettera la prise de son certainement effectuée depuis le micro de la caméra et non à l’aide d’un micro-cravate. En résulte un mixage où prédomine une réverbération des plus désagréable et absolument pas pro.
Un autre segment vidéo fait intervenir Gabriela Trujillo, autrice de Marco Ferreri : le cinéma ne sert à rien publié en 2021 aux Éditions Capricci. Si vous ne faites pas l’acquisition du Blu-ray collector, son intervention vous permettra d’avoir en un peu moins de 30 minutes toutes les infos utiles autour et sur le film avec de surcroît une très belle analyse toujours accompagnée d’une contextualisation. Ainsi elle revient sur ce mythe de la masculinité ici brisé (Piccoli meurt dans ses déjections alors qu’il était perçu comme un Don Juan) et un focus très à-propos sur Andréa Ferréol qui en usant de la générosité de ses formes va accompagner chacun des personnages vers la mort tout en se donnant à chacun d’entre eux. Mais là encore il y a un petit bémol technique. Il se situe cette fois au niveau de l’image. On remarquera en effet que lors du plan large la mise au point est effectuée sur la bibliothèque se situant juste derrière Gabriela Trujillo. Vous allez nous dire que voilà un « défaut » bien anodin sinon négligeable et que l’on cherche la petite bête, mais nous, nous y voyons plutôt une forme d’un manque de rigueur conséquente d’une recherche de prestataires toujours plus agressifs au niveau prix compte tenu des budgets éditoriaux sans cesse revus à la baisse chez tous les éditeurs vidéo du marché.
Gabriela Trujillo, autrice de Marco Ferreri : le cinéma ne sert à rien est un peu flou non ?
On regrettera enfin au sein de ce document l’absence des images d’archive assez connues qui auraient pu illustrer les propos de Gabriela Trujillo quand elle aborde le scandale qu’avait provoqué le film lors de sa projection cannoise. Des images présentes sur le DVD Opening mais aussi sur le Blu-ray import Arrow. Pour éliminer cette frustration, il existe une page remarquablement bien faite consacrée à cet épisode sur le site de l’INA ici. Et de se dire dès lors que compte tenu des tarifs aujourd’hui pratiqués par l’établissement public pour utiliser ses images d’archive, on peut en fait comprendre que Tamasa n’ai pas voulu gonfler plus que cela leur budget de production alors que justement ces images étaient dispos et visibles gratuitement sur leur site.
Le dernier bonus est un film hommage produit par La Sept/Arte en 1994 pour célébrer le 500ème anniversaire de la naissance de Rabelais (1494-1553) intitulé Faictz ce que vouldras. C’est une bonne idée de nous mettre à dispo ce téléfilm de surcroît restauré de Marco Ferreri, mais il est dommage de ne pas l’avoir contextualisé ou même ne serait-ce que l’avoir introduit par un carton a minima explicatif. Nous avons donc quelque peu fouiné sur le web. Et c’est sur le pendant numérique du journal L’Ouest Républicain que l’on a un début de réponse : En 1994, 3.000 personnes participaient à « La Table de Gargantua » pour les 500 ans de Rabelais. Un film de Marco Ferreri, tourné à l’époque, est projeté au cinéma de Chinon jeudi 2 novembre 2023. Retour sur un événement qui a marqué le Chinonais.
Bref il s’agit donc d’un film documentaire quelque peu expérimental qui nous est proposé. Une des dernières réalisations de Marco Ferreri que l’on n’essayera pas de juger tant la chose est quelque peu azimutée. Quant à la logique éditoriale, on assumera que cet hommage à Rabelais fait écho à La Grande bouffe, film pour le moins rabelaisien.
Un mot enfin sur l’aspect technique. On a voulu pour le coup ressortir notre Blu-ray édité par Arrow aux États-Unis en 2015 où l’image avait bénéficié d’une restauration 2K depuis le négatif original et la bande magnétique d’origine effectuée chez Éclair (pas encore Eclair Classics) à Paris. L’étalonnage ayant par la suite été géré par Deluxe à Londres sous la supervision de James White de chez Arrow. De son côté Tamasa prend le soin de présenter un carton avant le film où il est précisé que La Grande bouffe a bénéficié ici d’une restauration 4K effectuée depuis le négatif original image et son (pour la version française en précisant que la version italienne n’est pas proposée). Ces travaux ont été effectués par Eclair Classics et L’Immagine Ritrovata en 2022.
On a voulu prendre la peine de bien détailler cela en se disant que bien évidemment l’image des Blu-ray Tamasa allait tout enterrer sur son passage. Eh bien pas obligatoirement. Si l’image issue de la restauration 4K est sans conteste mieux définie, plus contrastée et d’une manière générale plus agréable à l’œil, on ne peut que tiquer un tantinet quand on la compare à celle de chez Arrow. Certes, celle-ci offre un cadre plus restreint (surtout à gauche et à droite) mais on avoue que la définition n’est pas en reste et surtout que l’encodage préserve une granulosité qui lui donne un aspect agréablement organique. Ensuite, niveau étalonnage, on est sur des options diamétralement opposées. Loin de nous l’idée d’affirmer lequel est dans le vrai mais la différence est tellement importante qu’on a voulu juste vous soumettre les captures comparatives ci-dessous pour que vous vous fassiez votre idée tout en précisant qu’il ne s’agit pas là d’apporter une quelconque vérité mais juste d’appréhender les différences.
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
D’un côté un étalonnage qui semble assez neutre permettant surtout d’avoir des détails mêmes dans les arrière-plans sombres. De l’autre quelque chose de beaucoup plus appuyé avec comme une sorte de filtre jaune et chaleureux qui vient embrasser le tout provoquant il nous semble des arrière-plans bouchés au sein de ces mêmes séquences sombres. Précisions enfin que quand nous avons revu La Grande bouffe ce « filtre » et ces contrastes ne nous ont pas plus gênés que cela nous bornant à constater que nous étions face à une image ultra dense, riche en couleurs chaudes et peu avare en détails en tous genres. Mais on est bien obligé à la vision du master Arrow de nous dire que la vérité, si vérité il y a, elle se situe peut-être plus entre ces deux masters. Débrouillez-vous avec cela.
Oui on sait cela fait beaucoup pour « un mot ». C’est pourquoi on se bornera à ajouter côté son que le mixage encodé en DTS-HD MA 2.0 mono, c’est du tout bon. La musique de Philippe Sarde est magnifiquement mise en valeur et les dialogues s’y insèrent avec charme et volupté…
En conclusion La Grande bouffe chez Tamasa est un achat indispensable en Blu-ray et ce malgré les quelques imperfections notifiées plus haut. L’édition standard nous semble parfaitement remplir son rôle entre joie de (re)découvrir le film accompagné des suppléments pertinents. L’édition collector vaut le détour pour le génial bouquin proposé avec. Mais si les DVD et les goodies ne vous intéressent pas, on vous conseille alors de l’acheter directement en librairie et de rester sur l’édition standard.
Bonus : Extrait du livre Mémoires interrompus de Bertrand Tavernier (Actes Sud – 2024) qui revient sur sa collaboration avec Marco Ferreri au temps où il était attaché de presse avec son ami Pierre Rissient. Et c’est gratiné…
Spécifications techniques Blu-ray édition standard :
- Image : 1.66.1 encodée en AVC 1080/24p
- Langue(s) : Français en DTS-HD MA 2.0 mono et audiodescription
- Sous-titre(s) : Français
- Durée : 2h10min 40s
- 1 BD-50
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
Bonus (en HD) :
- Andréa raconte… : Souvenirs d’un tournage par Andréa Ferréol (27min 37s – 2023)
- Le Film de toutes les exceptions par Gabriela Trujillo (28min 43s – 2023)
- Faictz ce que vouldras de Marco Ferreri (1994 – 50min 40s)
- Bandes-annonces :
- La Grande bouffe (1min48s – Reprise 2023)
- Le Lit conjugal (1min33s – Reprise 2021)
- Le Mari de la femme à barbe (1min32s – Reprise 2022)
- Dillinger est mort (1min16s – Reprise 2022)
Spécifications techniques et contenu du Blu-ray édition collector :
- Image : 1.66.1 encodée en AVC 1080/24p
- Langue(s) : Français en DTS-HD MA 2.0 mono et audiodescription
- Sous-titre(s) : Français
- Durée en Blu-ray : 2h10min 40s
- 1 BD-50
- 1 DVD-9
- 1 DVD de bonus (les mêmes que sur le Blu-ray)
- Le livre La Grande bouffe : autobiographie d’Ugo Tognazzi et textes de Florence Rigollet (292 pages)
- 1 affiche (48 x 34 cm)
Bonus (en HD) :
- Andréa raconte… : Souvenirs d’un tournage par Andréa Ferréol (27min 37s – 2023)
- Le Film de toutes les exceptions par Gabriela Trujillo (28min 43s – 2023)
- Faictz ce que vouldras de Marco Ferreri (1994 – 50min 40s)
- Bandes-annonces :
- La Grande bouffe (1min48s – Reprise 2023)
- Le Lit conjugal (1min33s – Reprise 2021)
- Le Mari de la femme à barbe (1min32s – Reprise 2022)
- Dillinger est mort (1min16s – Reprise 2022)