Les amoureux du cinéma de François Truffaut n’ont pas pour habitude de mentionner Tirez sur le pianiste comme l’un de leurs films préférés. Et pourtant, à le revoir aujourd’hui, on ne peut qu’être sous le charme d’une œuvre à la vitalité extraordinaire dont le propos déjà si truffaldien s’accompagne d’une poésie visuelle incomparable et de références cinéphiles on ne peut plus jubilatoires. D’autant que Tirez sur le pianiste dispose aussi d’une autre caractéristique qui le met un peu à part dans la filmographie de Truffaut, celle d’être son film le plus « Nouvelle vague ». Tirez sur le pianiste est en fait une sorte de compromis réussi entre le cinéma imaginé et bientôt réinventé par les jeunes turcs tel que Jean-Luc Godard qui venait d’ailleurs de tout juste tourner son À bout de souffle et celui dit « cinéma de papa » qui avait alors pignon sur rue. Tirez sur le pianiste est ce petit miracle qui se décline dorénavant au sein d’un Blu-ray proposant une image restaurée 4K absolument époustouflante tout en reprenant l’intégralité des bonus présents sur le tout premier DVD édité en 2001 par MK2.
Tirez sur le pianiste
Au cinéma le : 25 novembre 1960
Résumé : Charlie Kohler, pianiste dans un petit bar, commence à avoir des ennuis lorsque deux gangsters s’en prennent à son frère qui se réfugie sur son lieu de travail. Dans le même temps, Léna, la serveuse est amoureuse de Charlie alors que ce dernier cache un sombre passé auquel la jeune femme va tenter de le soustraire.
Mais reprenons depuis le début. François Truffaut est inquiet. Le succès à la fois critique, médiatique mais aussi public des 400 coups, son premier long, lui met forcément la pression. Il faut bien entendu confirmer alors même qu’il ne veut pas qu’on le compartimente dans un cinéma quelque peu naturaliste et centré sur Paris. Et puis l’enfance est devenue un thème de cinéma à la mode. Des films comme Mon oncle (1958) de Jacques Tati ou encore Zazie dans le métro (1960) réalisé par Louis Malle cartonnent. De tout cela il veut donc se démarquer mais sans toutefois s’éloigner de son univers et de ses préoccupations. Il va du coup trouver dans le livre de David Goodis, un auteur américain spécialisé dans roman noir que Truffaut adore, une histoire très éloignée de celle des 400 coups mais qui lui parle intimement. Tirez sur le pianiste qui paraît pour la première fois en France chez Gallimard dans la collection « Série noire » en 1957, est l’histoire d’un ancien grand soliste du Carnegie Hall qui a échoué derrière le piano d’une boîte sordide de Philadelphie après le suicide de sa femme. Jusqu’au jour où l’un de ses frères qui a escroqué l’Organisation et qui est pourchassé par deux tueurs, vient lui demander de l’aide.
Pour Truffaut, Tirez sur le pianiste est donc l’occasion de faire un film qui flirterait avec sa passion du film noir à l’américaine tout en lui donnant la possibilité de se projeter une nouvelle fois dans le personnage principal, un séducteur à la timidité maladive dont le costume sera endossé par Charles Aznavour qu’il avait adoré dans La Tête contre les murs (1959) de Georges Franju. D’ailleurs « les deux hommes se ressemblent : petite taille, même allure, même visage expressif, vivacité, angoisse, mais aussi une grande élégance de gestes, de maintien, et une terrible volonté. » (In François Truffaut de Antoine de Baecque et Serge Toubiana – Gallimard – 1996). Truffaut fait de nouveau appel à Marcel Moussy pour l’aider dans l’adaptation du livre de Goodis. Pierre Braunberger, le célèbre producteur souvent associé à la Nouvelle Vague (au même titre qu’un Georges de Beauregard) ainsi que pour son aptitude à révéler de nouveaux talents, a acquis les droits du livre et est convaincu par le scénario écrit à quatre mains qu’il finance à hauteur de 75 millions d’ancien francs (115 000 euros que l’on peut ramener à 1 200 000 euros en 2025). Soit le double du budget des 400 coups mais qui reste modéré au regard de la production moyenne d’un film français de l’époque.
Tirez sur le pianiste reprend la trame du livre mais la transpose à Levallois-Perret, dans une brasserie de la Porte de Champerret pour se terminer sous la neige en plein massif de la Chartreuse. Le pianiste en question est donc joué par Aznavour. Il se produit tous les soirs dans un bastringue de banlieue. Il vit avec son petit frère, a pour voisine une prostituée qui prend soin de lui (Michèle Mercier) et est secrètement aimé par la serveuse du bar jouée par Marie Dubois dont c’était ici son tout premier film de cinéma. Pour la petite histoire Truffaut l’avait remarqué lors d’une dramatique à la télévision (sorte de pièces de théâtre, mais pas que, pensées et filmées pour être diffusées à la télévision et qui ont fait florès au temps de l’ORTF). De son vrai nom Claudine Huzé, Truffaut la convoque pour un casting assez savoureux que l’on retrouve en bonus de cette édition. C’est d’ailleurs lui qui lui trouve son nom de scène en hommage au roman au titre éponyme de Jacques Audiberti comme elle le précise lors du commentaire audio en duo avec Serge Toubiana. Un commentaire audio datant du début du siècle (Marie Dubois nous a quitté en 2014) qui au-delà de l’émotion d’entendre cette comédienne tombée quelque peu dans l’oubli mais qui a traversé avec talent et grâce le cinéma français de la fin du siècle dernier sans oublier la télévision, nous apporte quelques éclairages bienvenus sur ses rapports avec Truffaut qu’elle retrouvera dans Jules et Jim en 1962, sur l’ambiance angélique du tournage, l’admiration qu’elle portait envers Charles Aznavour et sur le film dont elle est fière d’avoir fait partie. Elle revient aussi sur sa disparition prématurée (« il est mort bien trop jeune »), les derniers échanges qu’elle a eus avec lui et nous révèle que Truffaut voulait faire ce film pour un seul plan. Celui de l’arrivée silencieuse d’une voiture sous une route enneigée d’où surgiraient deux malfaiteurs.
Marie Dubois et Charles Aznavour – Capture extraite du casting proposé dans les bonus
Deux truands qui s’en prennent au début du film au grand frère du pianiste (joué par Albert Rémy qui interprétait le beau-père du jeune Antoine Doinel dans Les 400 coups) venu trouver refuge dans le bastringue où il joue. Ils lui reprochent de les avoir doublés lors d’un « coup fumant » mais qui a mal tourné. C’est bien malgré lui que le pianiste se retrouve dès lors embringué dans cette histoire qui le mènera donc jusque dans un chalet perdu dans la neige. Entre-temps, il tombera sous le charme de la serveuse (Marie Dubois donc) qui connaît sa véritable identité de grand pianiste ayant fui la notoriété et sa femme quand celle-ci lui avoue qu’elle a couché avec son impresario pour lancer sa carrière. Un geste de rage qui se transforme en désespoir insondable quand elle se suicide l’incitant à changer radicalement de vie.
Énoncé ainsi Tirez sur le pianiste a les atours du film noir absolu. Là où les destins sont tracés jusque dans la neige devenue rouge sang. Mais là n’est pas l’intention de Truffaut qui s’il s’appuie sur cette trame somme toute très sombre agrémente son film de multiples respirations discursives et dissonantes donnant à l’ensemble une impression de jouer sur plusieurs registres (comédie, romance, policier). Le tempo du film n’est de plus jamais linéaire et Truffaut joue sans cesse sur des ruptures de rythme (par le dialogue, par le montage…) et de ton allant jusqu’à la bande musicale composée par Georges Delerue avec qui Truffaut collaborera par la suite à de nombreuses reprises. Niveau musique on ne peut passer aussi sous silence la très belle séquence entre poésie et enchantement avec Boby Lapointe, un chansonnier quelque peu azimuté (pour l’époque) que Truffaut avait repéré dans un cabaret parisien et qui fera ensuite la première partie d’un récital d’Aznavour pour ensuite devenir le célèbre auteur-compositeur aux cinquantaines de chansons qu’il a interprétées sur toutes les scènes de France seul ou avec Georges Brassens.
C’est cette impression de liberté absolue qui donne au film ce sentiment d’appartenir à cette Nouvelle vague naissante mais qui a aussi scellé son sort à la fois auprès de la critique qui ne l’a que très peu soutenu et du public (moins de 100 000 entrées). C’est que chacun attendait / espérait une suite aux aventures d’Antoine Doinel (ce que Truffaut fera à quatre reprises finalement) et non cette expérimentation cinématographique dont certains n’y verront qu’élucubrations d’un ancien critique cinéphile au final quelque peu frustré. Truffaut en sera meurtri tout en le vaccinant déjà sur ce cinéma de la Nouvelle vague qui s’il apparaîtra encore à la marge dans Jules et Jim, son film suivant, disparaîtra définitivement de son cinéma par la suite pour finir par adopter avec Le Dernier Métro en 1980 une forme cinématographique qui s’apparente à ce fameux cinéma de papa et cette « qualité française » qu’il vilipendait au sein de son célèbre texte « Une certaine idée du cinéma français » paru en 1953 dans Les Cahiers du cinéma.
Une scène (Aznavour avec sa gentille voisine de prostituée jouée par Michèle Mercier, la future Angélique) qui valut au film son interdiction aux -18 ans
Aujourd’hui, on se surprend à trouver dans Tirez sur le pianiste, une sorte de manifeste poétique et burlesque qui nous étreint par sa pudeur, sa grandiloquence, ses envolées lyriques, ses dialogues venus de nulle part mais aussi par son histoire émouvante et tragique. Comme on l’a dit un vrai petit miracle pour celui ou celle qui ne porte pas forcément et systématiquement tous les films de la Nouvelle vague dans son cœur. On aime aussi le soin apporté à la photo en N&B signée par un certain Raoul Coutard que l’on retrouve d’ailleurs au sein du second commentaire audio datant lui aussi de 2001 et toujours en duo avec Serge Toubiana. L’homme qui aujourd’hui serait certainement mis à l’index pour sa faculté à éreinter les actrices, les acteurs et tous ceux qui pouvaient le faire chier sur un tournage (il s’est d’ailleurs fâché avec Truffaut sur La Mariée était en noir) nous fait part de ses souvenirs, du choix du cinémascope (en fait du DyaliScope, soit le système français du scope), du choix du N&B (au début la couleur coutait très cher majorant le coût d’un film par cinq entre le développement au laboratoire et une pellicule peu sensible à la lumière avec du coup l’obligation de renforcer le matos lumière sur le tournage impliquant l’embauche d’une équipe ad hoc plus importante) et aussi du rôle des producteurs l’époque qui prenaient des risques et connaissaient le cinéma. On sent une personnalité bourrue, pour ne pas dire peu commode mais au discours passionnant et plus surprenant, pédagogue.
Son travail est ici magnifiquement mis en valeur avec des noirs profonds mais jamais bouchés et des contrastes appuyés dont Coutard avoue sa non maîtrise surtout lors des prises de vue en extérieur et de nuit du fait d’un éclairage souvent déficient (manque de matériel quand ce n’était pas des lampes qui s’éteignaient en pleine prise de vue) mais qui ne dérangeait pas Truffaut qui y voyait là une façon d’appuyer cette poésie visuelle qu’il recherchait. La définition n’est pas en reste avec en sus un grain pellicule qui accentue la chose donnant à l’ensemble une impression à la fois de réalisme naturaliste et d’onirisme enchanteur. Idem avec le mixage proposé via un encodage en DTS-HD 1.0 mono jamais étriqué. Bien au contraire. Les plages musicales sont amples et dynamiques alors que par ailleurs les dialogues sont toujours parfaitement audibles et compréhensibles. Et puis au pire vous avez la possibilité de voir le film avec des sous-titres français. Une précision en forme de clin d’œil puisque Serge Toubiana, lors de sa présentation du film, rappelle que toute la séquence chantée avec Boby Lapointe était sous-titrée au cinéma. Truffaut et son producteur considérant en effet que les paroles du chansonnier par trop obtus car blindés de calembours et autres jeux de mot énigmatiques pouvaient dérouter le public sans cette aide à l’écran.
À noter pour conclure que Tirez sur le pianiste est aussi disponible à la même date dans une édition Blu-ray 4K avec les mêmes bonus. On présume que l’image proposée est encore un cran au-dessus et que son acquisition nous apparaît comme tomber sous le sens si on dispose de l’équipement ad hoc.
Tirez sur le pianiste - Blu-ray 4K Ultra HD
Spécifications techniques Blu-ray :
- Image : 2.35.1 encodée en AVC 1080/24p
- Langue(s) : Français en DTS-HD MA 1.0 mono / Audiodescription
- Sous-titre(s) : Français pour sourds et malentendants
- Durée : 1h21min 39s
- 1 BD-50
Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080
Bonus (en HD sauf mention contraire) :
- Commentaire audio de Serge Toubiana et Marie Dubois (2001)
- Commentaire audio de Serge Toubiana et Raoul Coutard (2001)
- Présentation du film par Serge Toubiana (3min 35s – 2001)
- Les bouts d’essais de Pauline Uzet que Truffaut nommera Marie Dubois (2min 58s – 1959 – SD – Muet)
- Cinéastes, de notre temps : François Truffaut ou l’esprit critique (INA – 1965 – 3min 59s)
- Étoiles et toiles : David Goodis par François Truffaut (INA – 1982 – 15min 26s)
- Bande-annonce d’époque (1min 57s)
- Bande-annonce reprise 2024 (1min 14s)