L’érudition des animateurs d’Artus Films (*) a permis en 2014 au spectateur français d’enfin apprécier le plastiquement très beau La Vengeance de Lady Morgan, dernier volet d’un très curieux triptyque (qui n’est pas une trilogie) fantastique signée en 1965 par Massimo Pupillo, cinéaste italien un peu oublié qui se voulait d’abord… documentariste et néoréaliste. Ce tryptique est composé de :
- Cimetière pour morts vivants / Le cimetière des morts vivants [Cinque tombe per un medium] (Italie-USA 1965),
- Vierges pour le bourreau [Il boia scarlatto] (Italie-USA, 1965),
- La Vengeance de Lady Morgan [La Vendetta di Lady Morgan] (Italie, 1965).
Le cas est étrange et mérite décidément qu’on s’y penche à nouveau (**).
Reniés formellement durant un entretien accordé à Lucas Balbo en 1996, entretien filmé durant un étonnant hommage quasi-posthume (on avait annoncé sa mort par erreur !), il faut pourtant bien créditer Pupillo de leur surréalisme agressif, de leur humour noir, de leur sadisme, de leur démesure parfois baroque. Certes, ce sont toutes trois plutôt des séries C que des séries B en raison de la pauvreté de leur budget (on se souvient de la remarque de Lucio Fulci sur le cinéma fantastique italien dans son propre entretien paru en supplément à son Beatrice Cenci [Liens d’amour et de sang] : « c’est d’abord l’histoire d’un cinéma pauvre » !) mais le soin apporté à leur mise en scène les relève au niveau des œuvres d’art pur, alors qu’elles étaient considérées comme art d’assouvissement par leur propre cinéaste. Le film s’érigeant témoignage posthume contre son cinéaste ? Le cas est classique et nul n’est moins bien placé qu’un auteur pour juger de son œuvre, on le sait. Pupillo avait été primé plusieurs fois dans des Festivals européens pour les quelques deux cents documentaires qu’il avait tournés mais il méprisait ses trois films fantastiques qui sont pourtant ce que l’histoire du cinéma retient de lui aujourd’hui (bien davantage que son western Django le taciturne, paraît-il bon ou que ses films érotiques de la période 1965-1970), bien davantage encore que ses documentaires d’esprit néoréaliste sur les pêcheurs de Sardaigne ou sur les instituteurs alphabétisant des bergers de cette même Sardaigne.
Contrairement à sa réputation, Vierges pour le bourreau, dont l’action est contemporaine et dont la photo est en couleurs, demeure le plus faible des trois aussi bien thématiquement qu’esthétiquement. Inspiré par l’argument du scénario de La Vierge de Nuremberg [La Vergine di Norimberga] (Italie-France 1963) d’Antonio Margheriti, cette étonnante mise en abyme d’un roman-photo en train de se tourner – et qui finira par très mal tourner à la suite de la résurrection d’un bourreau médiéval – comporte d’une part un aspect Nouvelle vague autocritique, d’autre part au moins une séquence authentiquement surréaliste (la fille prisonnière dans la toile d’araignée géante) qui maintient intact son pouvoir de fascination, au second degré car le premier degré est assez décevant en dépit de la démence sadienne qui envahit progressivement le scénario.
Cimetière pour morts vivants photographié en N.&B. par le directeur de la photographie Carlo di Palma (celui-là même qui signe l’année suivante la photo du Blow Up d’Antonioni) et La Vengeance de Lady Morgan (photographié aussi en N.&B. par un des trois directeurs photo italiens qui avaient co-signé l’image du Othello d’Orson Welles en 1952) sont d’un niveau supérieur du point de vue plastique et aussi thématique, leur scénario étant plus raffiné et mieux écrit.
Cimetière pour morts vivants – Barbara Steele
On n’oublie pas certaines idées dignes de Jean Cocteau (les mains coupées s’animant ou le cœur mort recommençant à battre à la même heure fatidique dans Cimetière pour morts vivants) ou empruntées à Antonio Margheriti (Les apparitions en surimpression des fantômes vampires dans La Vengeance de Lady Morgan, fantômes directement issus du scénario de la Danse macabre car le scénariste de Pupillo avait aussi travaillé sur ce film, reconnu désormais comme un classique du cinéma fantastique, de Margheriti), on n’oublie pas non plus le regard halluciné de Barbara Steele qui sait qu’un malédiction pèse sur elle ou celui d’Erika Blanc (Erika Bianchi) comprenant qu’un fantôme la possède réellement. Les vivants et les morts interagissent sur plusieurs plans dans ces deux films : sur le plan du souvenir d’abord, sur celui du cauchemar et de l’angoisse ensuite, enfin sur le plan purement fantastique d’une réalité finalement réellement investie par le cauchemar, donc par le surnaturel le plus terrifiant. Les trois plans sont constamment interactifs, réagissant l’un sur l’autre par la grâce de scripts soignés, d’une mise en scène précise, d’un casting inspiré, d’extérieurs bien choisis, d’effets spéciaux savamment distillés dont la simplicité renforce la poésie native.
Pupillo est évidemment un cinéphile : il a vu Les Innocents (GB 1961) de Jack Clayton adapté du court roman ou de la longue nouvelle Turn of the Screw [Le Tour d’écrou] d’Henry James. La chanson enfantine qui scande certaines apparitions, chanson qui commente l’action ou qui la déclenche parfois dans Cimetière pour morts vivants provient directement du film de Clayton. Pupillo est évidemment cultivé : ce n’est pas par hasard que tel mouvement de caméra nerveux accompagne, vers la vingtième minute du Cimetière pour morts-vivants, la fuite d’une actrice pour se figer sur un buste antique de Sénèque le philosophe dont le cliché sera d’ailleurs, l’année suivante, utilisé pour la première de couverture de l’édition revue et mise à jour du beau livre de Pierre Grimal, Sénèque, éditions P.U.F., collection « Philosophes », Paris 1966. Sans lien thématique autre que leur appartenance générique à la mythologie populaire des fantômes, sans lien esthétique autre que leur commune appartenance au cinéma fantastique, filmés selon des choix esthétiques assez différents (photo baroque ou expressionniste ou strictement réaliste, le style photographique alternant parfois au sein du même film), il faut dorénavant les considérer comme l’œuvre cohérente d’un artisan du fantastique, touché par la grâce esthétique de la démence et du cauchemar, en cette année 1965.
Le personnage le plus original de cette trilogie, rapportée à l’histoire du cinéma fantastique italien contemporain de la période 1960-1965, est peut-être celui joué par Barbara Nelli dans La Vengeance de Lady Morgan. Elle est certes belle mais neutre, évanescente, d’une douceur vouée à l’effacement charnel pour mieux devenir, par la suite, un fantôme tragique, doux, aimant mais très agissant et actif alors qu’elle était passive de son vivant. En revanche, Barbara Steele dans Cimetière pour morts-vivants ou Erika Blanc dans Lady Morgan passent très classiquement du rôle de bourreau à celui de victime au sein du même film, conservant une ambivalence constante, oppressante, prégnante. Pupillo manipule donc les codes et les stéréotypes du genre d’une manière à la fois raffinée et secrète, ne se donnant pas du premier coup d’œil ni à la première vision. Avec le temps, on peut constater que ses trois contributions au fantastique sont pérennes : leur efficacité dramaturgique et leur arrière-plan symbolique non seulement ne vieillissent pas mais acquièrent avec le temps une étrange profondeur.
L’entretien accordé par Pupillo à Lucas Balbo au crépuscule de sa vie (visible dans les suppléments du DVD Artus Films de La Vengeance de Lady Morgan) permet de bien prendre la mesure de l’artiste : soucieux de retenue (il renie le suicide du personnage joué par Ennio Balbo dans Cimetière pour morts vivants, du moins tel que son producteur Ralph Zucker l’avait filmé pour le marché américain, et il a raison : sa propre version est supérieure), soucieux de logique et de précision au sein de l’onirisme le plus démentiel, s’intéressant à l’histoire des religions, accordant in fine qu’il a sans doute, à la faveur d’un genre à succès, saisi l’occasion qui lui était offerte d’illustrer la part d’ombre présente en l’homme. Cas étrange d’un cinéaste reconnaissant, sur le tard, presque nolens volens, la valeur des films qui l’ont fait pourtant connaître le plus et auquel son nom est dorénavant d’abord attaché.
PS
Le titre « Sur un art retrouvé » de cet article est bien sûr un amical clin d’œil au beau livre de Michel Mourlet, Sur un art ignoré, La Table ronde, Paris 1965, réédité ensuite en version revue et augmentée sous le titre La Mise en scène comme langage, éditions Henri Veyrier, Paris 1987.
NOTES
(*) Alors que la MGM affichait fièrement un « Ars gratia artis [est] » sous son lion rugissant, on peut paraphraser sans crainte : Arts gratia Artus [Films] ! Cet éditeur vidéo français est en effet celui dont la programmation est la plus originale depuis sa création. Qu’on en juge : ses collections « Gothique » et « British Horror » consacrées aux cinémas fantastiques italien et anglais des années 1960-1970, sa collection « Jesus Franco », sa collection « SF vintage : l’âge d’or de la science-fiction », «âge d’or du western européen » constituent autant d’aspects du cinéma-bis et du cinéma populaire, sans oublier ses beaux coffrets Prestige consacrés à un acteur (Bela Lugosi, Eric Von Stroheim) ou à un genre (les voyages dans la Lune, les voyages sur la planète Mars, les monstres préhistoriques). Le soin apporté à ces rééditions, la rareté des documents présentés (jeux parfois complets de photos d’exploitation, reproduction soignée d’affiches parmi celles affichées à l’entrée des salles et qui synthétisaient l’essence même du film présenté), la précision filmographique et les commentaires historiques concernant les fiches techniques et le casting des films, sans oublier quelques commentaires critiques toujours suggestifs, tout cela mérite d’être reconnu. Le cas de La Vengeance de Lady Morgan est caractéristique de ces efforts : c’est une première européenne puisque le film était inédit au cinéma en France et que son DVD n’existe pas encore en Italie, nous dit son présentateur Alain Petit.
(**) J’écris « à nouveau » car Alexandre Mathis a publié, dans sa rubrique Internet CinéMathis en mai 2012 et octobre 2012 deux beaux articles sur les deux premiers films de Pupillo :
On pourra y lire quelques discussions entre nous deux à leurs sujets dans le forum situé sous l’article, sur quelques aspects esthétiques et thématiques des deux titres. Du point de vue de l’historiographie du cinéma, outre les articles contemporains de leurs productions, parus dans la revue (progressivement rééditée en version revue et augmentée aux éditions Rouge Profond) Midi-Minuit Fantastique, signalons que René Prédal avait déjà brièvement indiqué dans son livre sur Le Cinéma fantastique, édition Seghers, Paris 1970, p.86 l’intérêt du Cimetière pour morts-vivants qu’il ne connaissait que sous le titre Tombs of Horror et qu’il pensait avoir été réalisé par son producteur Ralph Zucker, crédité sur les affiches de la réalisation alors qu’il n’en réalisa qu’une séquence additionnelle exploitée dans les copies américaines et que Artus a intégrée aux suppléments de son DVD.
Magnifique article, tout comme les films dont il est question. Je tiens à féliciter également le travail fantastique d’Artus Films, qui permet pour certain films et réalisateurs une renaissance totalement méritée.
Merci.
J’en profite pour mentionner leur récente collection consacrée au cinéma fantastique espagnole de la période 1965-1975 qui ne fait pas double emploi avec la précédente collection Jesus Franco qui est espagnol de nationalité mais dont les films furent souvent des coproductions entre deux, trois ou quatre pays européens.
La collection « Ciné de Terror » est en effet un beau travail de restauration et les suppléments sont très instructifs. J’espère qu’il y aura d’autres titres ajoutés prochainement dans cette collection (la tétralogie des Zombies-Templiers d’Amando de Ossorio serait un pur bonheur !).
En me relisant je vois que j’ai oublié de poster un lien externe, dans mon texte, vers mon ancienne critique du BLOW UP d’Antonioni. On verra en la relisant qu’il y a, outre celui que j’indique ici, d’autres liens historiques entre ce classique de la nouvelle vague italienne et le cinéma fantastique :
http://www.juanasensio.com/archive/2007/08/26/blow-up-de-michelangelo-antonioni-par-francis-moury.html#more
Pour Valentin : personnellement, ce que j’attends, en matière de cinéma fantastique espagnol, ce ne sont pas d’abord les Amando de Ossorio (qui sont historiquement et esthétiquement intéressants, bien entendu) mais bien d’abord la première période de Franco : celle de 1961 à 1965 d’abord puis 1965 à 1970 ensuite, plastiquement la plus belle. Je ne crois pas qu’on dispose en France d’une édition DVD collector ni BRD collector de son premier film fantastique – qui demeure son film majeur ! – à savoir GRITOS EN LA NOCHE [L’Horrible Dr. Orlof] (Esp.-Fr. 1961) de Jesus Franco ? C’est par ce film qu’il faudrait commencer. Vous me direz : « Mais un tel film trouverait sa place dans la collection Jesus Franco plutôt que dans la collection Cine del terror ». C’est exact. Je sais, d’autre part, que certains Franco de cette période appartiennent au catalogue Gaumont mais enfin.
Pour en revenir à la collection « Cine del terror » (les trois premiers titres parus sont très intéressants : j’ai écrit ailleurs ce que j’en pensais et je n’y reviens donc pas) la programmation prévue est excitante mais je pense qu’elle pourrait rééditer LA RESIDENCE avec Lili Pamler, ce serait un plus. Elle pourrait aussi – j’aurais dû écrire « devrait » – s’élargir à mon avis aussi au cinéma fantastique mexicain hispanophone. Bien sûr Bach Films a déjà réédité le chef-d’oeuvre du cinéma fantastique mexicain – LES PROIES DU VAMPIRE (Mex. 1957) de Fernando Mendez – dans une édition très satisfaisante pour le cinéphile et a réédité une bonne vingtaine de titres (allant du médiocre à l’assez bon voire au bon) mais le cinéma mexicain est riche. Qui nous donnera par exemple une édition de LE FOSSOYEUR DE LA PLEINE LUNE avec Lon Chaney Jr. ?
corrigendum :
Dans mon commentaire précédent,
– lire : « …LA RESIDENCE avec Lili Palmer… »
– lire : « …Qui nous donnera une édition collector de LE FOSSOYEUR DE LA PLEINE LUNE (Mex. 1960) de Gilberto Martinez Solares… »
Pour GRITOS EN LA NOCHE et la première partie de l’oeuvre de Franco, cela serait effectivement une urgence absolue que de les éditer en France dans de belles copies avec suppléments, de même que pour un pan entier du cinéma mexicain, dont je suis moins connaisseur je l’avoue.
LA RESIDENCE, autre film majeur, n’existe que dans une édition René Chateau de plus de 10 ans sans suppléments… Il y a donc de quoi s’occuper dans la restauration de ces perles en DVD/Bluray.
Pour ma part, je serai bien intéressé par EL MONTE DE LAS BRUJAS (Raul Artigot, 1972), LA CAMPANA DEL INFIERNO (Claudio Guerin Hill, 1973), TERREUR DANS LE SHANGHAI EXPRESS (Eugenio Martin, 1972)…
Sur Franco ::
En examinant le catalogue Gaumont, j’ai eu la surprise de constater que CARTES SUR TABLE et DANS LES GRIFFES DU MANIAQUE [Miss Muerte] leur appartenaient. Enfin je m’en doutais déjà depuis une dizaine d’années concernant CARTES SUR TABLE dans la mesure où sa BA était présentée en supplément à un des OSS 117 de son coffret période 1963-1968. Gaumont n’avait utilisé en supplément que des BA faisant partie de son catalogue, donc le film de référence en faisait lui aussi partie, de toute évidence. J’y pense ce soir parce que ces OSS 117 viennent de ressortir en BRD – HD chez le même Gaumont. Quand à René Chateau, il était de bonne volonté, il avait raison de vouloir imposer le matériel publicitaire original en illustration mais le matériel chimique et magnétique sur lequel il travaillait n’était pas toujours à la hauteur de ses ambitions cinéphiles sincères. Il vaut mieux aujourd’hui découvrir LES YEUX SANS VISAGES sur le BRD Gaumont que sur le DVD René Chateau, techniquement parlant..
Sur le cinéma fantastique mexicain:
Je résumerais volontiers les choses en vous disant : un grand classique (EL VAMPIRO [Les Proies du vampire] Mex. 1957 de Fernando Mendez) et pour le reste, des films très inégaux, allant du médiocre au bon en couvrant toute la gamme des nuances intermédiaires. Sans oublier la période mexicaine de Luis Bunuel que je considère, pour ma part, comme sa période majeure, riche en aspects fantastiques et surréalistes.
Sur vos trois titres espagnols cités :
Je ne connais pas les deux premiers (jamais sortis en France je pense ?) mais j’ai vu TERREUR DANS LE SHANGHAI EXPRESS qui est savoureux et intéressant, en plus avec Helga Line toujours aussi belle: la copie qui se promène sur Youtube est dotée d’une image médiocre et là aussi, pour reprendre votre expression, « il y aurait de quoi s’occuper ». En outre, il a existé une copie en 3D si ma mémoire est bonne, puisque l’Ecran Fantastique en avait proposé des photos en relief, visibles avec une paire de lunettes rouges et vertes, en 1973, dans son N° spécial Festival fantastiques qui couvrait les deux premières Conventions (celle de Nanterres et celle du Palace).
Malheureusement il n’y a jamais eu de sortie pour EL MONTE DE LAS BRUJAS et c’est bien dommage car, à l’instar des Zombies Templiers, ce film inscrit le folklore local dans un univers fantastique et inquiétant et mérite d’être découvert. Quant à LA CAMPANA DEL INFIERNO il existe une copie VHS sous le titre LES CLOCHES DE L’ENFER ou LA CLOCHE DE L’ENFER selon l’humeur de l’éditeur (!), et c’est un film que je recommande chaudement tant il est esthétiquement réussi, manipulateur dans son intrigue et pervers dans ses thématiques, parfois pas très éloignées de Bunuel.
Pour EL VAMPIRO, c’est noté, je m’en vais à sa recherche.