Eléonore Weber - Il n'y aura plus de nuit

Il n’y aura plus de nuit – À propos d’un ciné-meurtre.

Les premières images d’Il n’y aura plus de nuit sont celles d’une perte. Perte de la couleur, perte de repères, perte d’une imagerie numérique lisse à laquelle l’œil s’est habituée.

Eléonore Weber - Il n'y aura plus de nuit

Noir et blanc profond. Plongée depuis le ciel. Un viseur. Un plan de nuit succède à un autre plan de nuit. Et des tâches blanches évoluent dans des paysages indéfinissables, filmés par des soldats depuis un hélicoptère militaire. Si les tâches-humaines en contrebas l’entendent, ce n’est guère le cas du spectateur, occupé à écouter les dialogues du chef de bord et du tireur. Voilà à quoi ressemble Il n’y aura plus de nuit d’Eléonore Weber, à de rares exceptions près. La principale réside dans un contrechamp opportun vers la fin du film depuis un téléphone portable. Une autre image, une autre forme de voyeurisme instantané, une autre arme pour certains, plus humaine peut-être car au sol. La documentariste et dramaturge réfléchit ici aux/les images dans leur horreur froide autant que dans leur contemporanéité. Autant les années 2000 furent la décennie des caméras de vidéosurveillance fixes, autant, vingt ans plus tard, l’image se fait mobile, guerrière, subjective. D’une cinématographie spectrale et assassine. Une image audible pour l’observer mais dont la source s’invisibilise toujours plus.

La dimension sonore rappellera Chris Marker. Par cette voix, impassible, monocorde mais non neutre car la neutralité n’existe pas. On se prend à songer à Sans soleil qui évoquait déjà la transformation de l’enregistrement, du monde et l’apparition d’une autre réalité. Comme Marker, Eléonore Weber propose un essai dans lequel surgit un certain rapport au monde, à l’enfance, toujours médiatisé par les images, leur régime et leur manière d’être tournée, montrée. Difficile aussi de ne pas avoir en tête, ce soldat américain au Vietnam du Fond de l’air est rouge qui s’extasie à l’idée de tuer. L’extase des soldats est moindre dans Il n’y aura plus de nuit, mais la sidération perdure, secondée par l’erreur sans cesse justifiée surtout quand rien ni personne ne peut le faire. Les traces noires, blanches, qu’on identifie comme des hommes mais qui ressemblent davantage à des fourmis, tombent derrière des nuages de fumée. Parfois ils transportaient des armes, parfois juste un pied de caméra.

Et ces propos aussi violents que terrifiants : « Plus ils voient, plus ils ont de chance de se tromper ». Plus les soldats interprètent un élément lointain devenu proche grâce au zoom, plus ils sentent une menace là où il n’y en a probablement pas. Et ils tirent. La caméra jusqu’ici perçue comme une arme de revendication dans le cinéma militant, devient ici une arme véritable. Elle guide les tireurs. Puis elle tue. L’imagerie contemporaine devient donc invisible et meurtrière. La nuit, les images enregistrent des spectres et les métamorphosent en corps inertes dans n’importe quel lieu du monde.

Malgré une certaine rigidité dans la mobilité des images et un dispositif qui pourra en rebuter certains, les 1h16 du film passent rapidement. L’œuvre hypnotise, hante bien plus que n’importe quelle autre. L’instrument cinématographe est devenu sociopathe, sans empathie sauf à de rares moments de divagation, et le film n’en est que plus effrayant, cinglant, glaçant. Les errances nocturnes d’Eléonore Weber sont finalement aussi théoriques que sensitives. Sa machine cinématographique offre un regard neuf sur le réel mais plus elle se raccroche au regard humain, plus elle perd en humanité. Plus elle évolue, plus elle trace d’étranges et inquiétants paysages, finissant par devenir peintre et effacer la nuit. Mais probablement pas les cadavres.

Il n’y aura plus de nuit (2020) d’Eleonore Weber – 1h16 (UFO Distribution) – 16 juin 2020

Résumé : Des images provenant d’hélicoptères sur le théâtre des opérations. L’œil insatiable des pilotes scrute le paysage. Les hommes qui sont visés ignorent qu’ils le sont, ils n’ont pas repéré d’où venait la menace. L’intervention a lieu sous nos yeux. Celui qui filme est également celui qui tue.

Note : 4,5/5

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