Y a des films comme ça qui s’inscrivent immédiatement dans la durée. Pas uniquement parce que Bac Nord prend pour toile de fond une histoire vraie qui s’est déroulée à l’orée des années 2010 à la conclusion judiciaire toujours en suspens à l’heure où nous bafouillons ces lignes, mais surtout parce que d’une actualité traitée pendant quelques jours dans les médias et oubliée du plus grand nombre depuis, la voici précipitée dans un genre de cinéma propre à lui insuffler une patine atemporelle instantanée. Au-delà, il y a aussi la patte d’un réal que l’on n’attendait pas/plus à ces hauteurs de maîtrise formelle et thématique portée de surcroît par un scénario, qu’il a par ailleurs coécrit, particulièrement couillu et d’une incontestable efficacité.
Bac Nord raconte l’histoire de policiers des quartiers nord de Marseille aux méthodes pour le moins peu scrupuleuses dans le but de contenter leur hiérarchie qui n’obéit de son côté qu’au dogme chiffré des affaires conclues. Entre les deux, des zones de non droit qu’il faut quadriller au quotidien. C’est d’ailleurs cet aspect qui prend tout de suite à la gorge. Cette façon qu’a Cédric Jimenez de dépeindre cette périphérie urbaine en s’appuyant d’abord sur un mixage sonore régurgitant à l’envie un environnement enveloppant pour ne pas dire étouffant qui rappelle dans son traitement celui qu’avait formalisé Mathieu Kassovitz dans La Haine (1995). Pour autant les baqueux y semblent comme chez eux et s’y meuvent un peu comme Noiret du côté de Barbès dans Les Ripoux (1984) de Zidi. Le décor ainsi planté Jimenez va dès lors s’employer à concasser cette histoire de flics à la marge pour la modéliser aux schémas d’un cinéma qui lorgne largement du côté des années 70 qu’il soit ricain ou frenchy. On pense bien entendu au polar qui emprunte autant au western qu’à la chronique sociale.
Comme il nous l’a précisé dans l’interview qu’il nous a accordé, Jimenez a rencontré quelques-uns des flics qui se sont fait prendre la main dans la confiote et de leurs échanges il a donné corps à trois d’entre eux personnalisés à l’écran par Karim Leklou dont la femme, flic elle aussi jouée par Adèle Exarchopoulos, attend un enfant, François Civil le jeune chien fou (il en faut toujours un) et Gilles Lellouche le célibataire endurci adepte des clopes du « bled » et cerveau de la petite bande. La caractérisation ne va pas beaucoup plus loin mais était-ce vraiment nécessaire ? Quand L’Inspecteur Harry (1971) de Don Siegel lâche ses derniers photogrammes, que savons-nous vraiment de ce flic sinon qu’il a la gâchette facile, ne supporte pas la hiérarchie, aime travailler ses enquêtes en solitaire et traite ses cibles potentielles de « punks » ? Le récit en pâtit-il vraiment ? Au contraire même puisqu’il permet à celui-ci de ne pas s’embarrasser des oripeaux habituels que lui affuble le cinéma français en pareille circonstance. Le voici d’ailleurs qui galope bien emmené par une mise en scène haletante faite de caméras portées ou de cadrages habillement maquillés en plans volés. Les plus attentifs pourront relever quelques incohérences certes, d’autres tiqueront sans doute sur ces personnages un peu creux jusqu’à la population de ces quartiers tous dépeints de la même façon et renvoyés à la caricature que leur forge les médias de France au quotidien. Une vision totalement assumée par Jimenez pour lequel une caractérisation plus fine n’aurait que desservie sa mise en scène, son propos et surtout l’extraordinaire climax qui intervient à la moitié du film.
Soit la prise d’assaut en mode militaire d’un immeuble situé en plein milieu d’une zone de non droit où se trouve l’une des plus grosses planques de cannabis de la région. L’immersion est ici totale et certains plans font même penser au mythique New York 1997 de Carpenter dans la façon d’appréhender cette foule on ne peut plus anxiogène jusqu’à cette voiture qui tente de forcer un barrage en reculant lors des premiers plans du film. On pourrait bien entendu ici employer le terme générique de western urbain tant ce que l’on découvre à l’écran joue à fond cette carte formelle où comme dirait John Ford, quand la légende est plus forte que la vérité, il faut « filmer » la légende quitte à laisser au vestiaire toute forme d’empathie ou de vérisme. On pourra même décrocher sur la deuxième partie du film qui voit ses trois personnages tomber en disgrâce, accusés d’avoir sali l’institution qu’ils étaient censés servir puis tomber en dépression au fin fond de leurs cellules. Un long chemin de croix que Jimenez n’hésite pas à filmer au plus près des corps et des gueules non pour tenter d’y trouver une quelconque rédemption, explication ou justification mais juste pour continuer à insuffler de la vie à son film. Un parti pris pour ne pas dire un pari extrêmement osé à l’attention d’un spectateur alors en pleine descente émotionnelle mais qui finalement comblera toutes ses attentes.
D’autant que la prestation des cinq (car même si Bac Nord est un film de mecs, on n’oublie pas Adèle et Kenza Fortas qui joue l’indic) est franchement hallucinante. Chacun va chercher ses repères et ses marques dans les dialogues qui traduisent une vérité de cinéma et non documentaire propres à encore accentuer ce sentiment d’efficacité de l’ensemble. On le répète, oui de cinéma. Car in fine, le propos de Jimenez n’est pas tant d’apporter sa contribution toute personnelle à une affaire qui a presque 10 ans en assénant ses vérités politiques ou ses convictions sociétales. Non, ce qui intéresse le réalisateur de La French c’est encore une fois de raconter une famille de l’intérieur (celle de la police ou celle que se créée ces trois baqueux) certes dysfonctionnelle mais qui tente tant bien que mal de survivre. Encore une fois, il n’y a pas volonté d’en faire des héros ni des sales cons. Juste des êtres humains coupables d’exister avec leurs codes quitte à s’inspirer des méthodes de ceux qu’ils pourchassent. Encore une fois un arc narratif de cinéma des plus balisés que ne renierait pas un certain Friedkin au service d’un polar français (ou à la française) qui, lui, répétons-le, restera.
Bac Nord (2020) de Cédric Jimenez – 1h44 (StudioCanal) – 18 août 2021
Présenté hors-compétition au Festival de Cannes 2021
Résumé : 2012. Les quartiers Nord de Marseille détiennent un triste record : la zone au taux de criminalité le plus élevé de France. Poussée par sa hiérarchie, la BAC Nord, brigade de terrain, cherche sans cesse à améliorer ses résultats. Dans un secteur à haut risque, les flics adaptent leurs méthodes, franchissant parfois la ligne jaune. Jusqu’au jour où le système judiciaire se retourne contre eux…
Note : 4/5