Nos frangins - Image une critique

Nos frangins – Malik et Abdel

Quand on a demandé à Samir Guesmi qui joue le père d’Abdel Benyahia dans Nos frangins ce qu’il faisait en cette fin d’année 1986, la réponse fuse : « Je devais certainement vendre des jeans du côté des puces à Barbès. En fait je n’ai pas de souvenirs précis de ce que je faisais en cette nuit funeste où Malik Oussékine et Abdel Benyahia furent tués ». C’est que l’acteur à la filmo longue comme le bras mais dont le commun des mortels peinera à mettre un blaze sur sa tronche tout en l’identifiant dès qu’il apparaît à l’écran, n’a pas envie de stigmatiser ce double meurtre de ces français d’origines maghrébines commis par la police dans la nuit du 5 et 6 décembre 1986. L’idée n’est bien entendu pas de mettre cela sous le tapis de la République ou de ne pas vouloir faire de vagues à l’image de la grande majorité de ces immigrés maghrébins dits de la première génération auquel son personnage appartient. Déjà, sa participation au film de Rachid Bouchareb atteste du contraire mais surtout cela en dit long sur le ressenti d’une population qui connaît et vit dans sa chair le concept de la vexation policière au quotidien quand il ne s’agit pas de racisme latent ou à visage découvert. Il ne s’agit donc pas de minimiser et encore moins d’oublier mais bien de faire comprendre que si pour la majorité c’est un sentiment de colère qui nous étreint devant un système et un État de non droit aussi manifeste, pour d’autres c’est certes la pire des conclusions mais au final pas une surprise.

Nos frangins - Affiche

Quand l’auteur de ces lignes se souvient précisément d’avoir donné le change dans une manif dans le seul but de sécher les cours de son lycée pour se prendre une soufflante par sa daronne car de retour au bercail à pas d’heure alors que cela chauffait en plein Paris, d’autres avaient pris l’habitude de se faire arrêter pour un contrôle d’identité parce que forcément vendre des jeans à Barbès quand on est arabe c’est louche (oui le raccourci est grossier mais on assume). Si Samir Guesmi doit moins se faire contrôler aujourd’hui, il n’oublie donc rien et le voici endossant les habits du père d’Abdel Benyahia, ce jeune homme qui s’est fait flinguer par un flic en civile pour le moins éméché ce soir là du côté de Pantin. Une tragédie concomitante avec celle de Malik Oussékine dont personne ou presque ne se souvient aujourd’hui. Et pour cause elle a été savamment et expressément étouffée par qui de droit malgré l’activisme de la famille et le procès à l’encontre du policier qui a bien eu lieu. Même son de cloche du côté du cast qui était bien incapable de situer Abdel Benyahia avant que Rachid Bouchareb ne leur fasse lire le scénario et ne leur propose un rôle dans son film. Nous nous incluons dans ce concert d’ignorance.

Il va sans dire que c’est bien là un des premiers bienfaits de Nos frangins. Ne pas oublier Malik Oussékine, premier mort identifié d’un français d’origine maghrébine quand jusqu’ici ils n’étaient qu’une masse grise à l’instar de ceux balancés dans la Seine une certaine nuit d’octobre 1961, et ne plus laisser sur le bas-côté de l’Histoire la non moins tragique disparition d’Abdel Benyahia. Entre les deux, Rachid Bouchareb a du coup inventé des personnages comme cet inspecteur de la Police des Police interprété par Raphaël Personnaz. Il est là pour faire le lien entre les deux histoires et nous faire pénétrer dans les arcanes d’une institution policière dont le ministre de tutelle n’était autre que Charles Pasqua. C’est que Rachid Bouchareb n’a eu accès à rien et pour le coup il a dû concentrer sur ce personnage ses et nos fantasmes d’une police dépassée mais entraînée à toujours retomber sur ses pattes. Et pour tout dire cela marche d’autant qu’il rajoute à ce bestiaire un employé de la morgue, sorte de tirailleur sénégalais un peu fantomatique, qui découvre les corps à l’attention des familles et de la police tout en étant le réceptacle de discussions officieuses que Rachid Bouchareb imagine habillées d’une syntaxe cinématographique qui ne dépareillent aucunement avec sa mise en scène.

Nos franginsSamir Guesmi

Celle-ci n’a rien d’ébouriffante en ce sens que l’œil non exercé pourrait la confondre avec un téléfilm de deuxième partie de soirée ou avec bon nombre de prods françaises de plateformes du moment. Mais à y regarder de plus près il y a d’abord un joli travail sur la photo qui tente avec succès de gommer la frontière temporelle entre les nombreuses images d’archive et celles filmées aujourd’hui. Rachid Bouchareb nous confiant avoir fait l’acquisition de caméras vidéo d’époque afin de recréer certaines séquences comme ces « voltigeurs » fondant dans les rues de Paris ou ces CRS investissant l’amphi principale de la Sorbonne afin d’en dégager ses étudiants qui l’occupaient comme au meilleur moment des événements de mai 68. Au-delà, ses plans prennent le temps d’ancrer ses personnages et leurs actions au sein du cadre. La caméra ne les suit pas ni ne les précède. Ils font sens avec la tension décrite et accompagnent ses acteurs permettant une portée dramatique de chaque instant. C’est bluffant car le procédé n’a encore une fois pas vocation à en mettre plein les yeux et pourtant le message passe avec une clarté absolue.

Rachid Bouchareb clôt avec Nos frangins une trilogie initiée avec le plus que jamais essentiel Indigènes (2006) et le fondamentalement raté Hors-la-loi (2010). A eux trois, ils proposent un miroir parfois juste, parfois déformé mais toujours introspectif de l’histoire de la société française à l’aune de ses anciennes colonies du Maghreb. Ce qu’en dit Bouchareb peut être contestable surtout avec Hors-la-loi mais a pour lui d’être nécessaire et propice aux débats. Quelques-uns, on veut encore le croire, des piliers de notre démocratie.

Notre interview avec Rachid Bouchareb, Samir Guesmi, Lyna Khoudri et Raphaël Personnaz

Nos frangins (2022) de Rachid Bouchareb – 1h32 (Le Pacte) – 7 décembre 2022

Résumé : La nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine est mort à la suite d’une intervention de la police, alors que Paris était secoué par des manifestations estudiantines contre une nouvelle réforme de l’éducation. Le ministère de l’intérieur est d’autant plus enclin à étouffer cette affaire, qu’un autre français d’origine algérienne a été tué la même nuit par un officier de police.

Note : 4/5

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