Alors que le scénariste Robert Towne vient tout juste de nous quitter à 89 ans et que Chinatown, le film pour lequel il a obtenu l’unique Oscar de sa carrière (et au passage le seul glané par le film itou), ressort en Blu-ray UHD 4K, on s’est demandé si le label de classique du cinéma qui lui a été officiellement reconnu en 1991 avec son entrée au sein de la National Film Registry a passé le rubicond du 21ème siècle où le jugement d’une œuvre s’accompagne désormais de celui des personnes qui en ont été les artisans. Un changement de paradigme loin d’être nouveau mais plus systématique et (forcément) à charge.
Ainsi pour Chinatown, son réalisateur Roman Polanski pose désormais un réel problème. À tel point d’ailleurs que son nom ne figure même plus sur les jaquettes des éditions Blu-ray sorties en 2012 et encore moins sur les combos 4K/Blu-ray qui viennent donc d’être édités par Paramount. On s’est demandé du coup, si son nom au générique n’avait pas été effacé ou si ses interventions au sein des bonus datant de 2009 et reprises au sein du combo n’avaient pas subi des coupes. Il n’en est rien, mais n’est-il pas légitime de se poser la question au train où vont les choses ? On ne se permettra pas ici d’émettre un quelconque jugement de moral qui, de toute façon serait assimilé à une sorte de défiance sinon à une opposition générationnelle. Un peu comme quand, à la fin des années 50, les jeunes turcs de la future Nouvelle Vague fourbissaient leurs armes au sein des Cahiers du Cinéma à l’encontre du cinéma dit de papa. Chacun se regardait en chiens de faïence pour mieux se mordre les mollets, avec pour la génération montante la volonté de « tuer le père » afin d’imposer sa propre vision de cinéma.
La différence ici, c’est qu’à part censurer, point de cheminement véritablement constructif au sein de ces nouvelles générations militantes. On est plus dans un monde en devenir à la Fahrenheit 451 de Ray Bradbury que dans une démarche pédagogique qui pourrait informer, contextualiser pour laisser ensuite le spectateur libre de poursuivre sa vision du film ou non. Non, là on préfère virer le nom de Polanski. Histoire de s’éviter un début de polémique. Et puis on ne sait jamais, cela pourrait permettre de vendre quelques éditions à celles ou ceux qui n’auraient pas encore fait le rapprochement entre le cinéaste et ce film…
De toute façon, qu’on le veuille ou non, Chinatown reste un véritable bijou de cinéma dont il serait au demeurant bien présomptueux de n’en attribuer la seule réussite à Roman Polanski qui, pour rappel, avait pris le projet en route. Trois autres noms importants sont en effet à mentionner : Robert Towne, le scénariste donc, Jack Nicholson, son pote alors peu connu qui a été un des premiers à lire le scénario et dont il savait que le personnage du détective privé avait été écrit pour lui, mais aussi et surtout le producteur Robert Evans qui était aussi à l’époque à la tête de la Paramount. Un personnage au look de Playboy dont la réputation sulfureuse auprès de la gent féminine, encore aujourd’hui considérée comme « normale » au regard de l’époque, ferait passer Polanski et ses frasques connues et inconnues pour de la petite bière. C’est Robert Evans qui a porté le projet de bout en bout, choisissant Polanski (sur les conseils de Nicholson qui a été le premier à rentrer en contact avec lui) en lui demandant de revenir aux States alors que celui-ci semblait de plus en plus apprécier Rome où il avait quelque part trouvé refuge après le meurtre de sa femme Sharon Tate en 1969 alors qu’ils habitaient tous les deux à Los Angeles.
Ceci étant dit, à partir du moment où Polanski a cru au projet, il s’y est investi à 200%, réécrivant le scénario alors trop long, trop riche et comportant trop de personnages avec Towne pour lui imprimer cet aspect définitif néo noir dont il appuiera encore plus l’évidence à l’image de par sa mise en scène où l’histoire n’est montrée que depuis le point de vue du détective Gittes. Un angle totalement validé et même voulu par un Nicholson qui, s’il est une évidence aujourd’hui, avait dû s’imposer auprès d’un Evans qui choisira en effet l’ensemble du casting à commencer par Faye Dunaway avec qui Polanski s’est pris à plusieurs reprises le chou la considérant trop maniérée mais qu’il finira plus tard par affirmer qu’elle était l’actrice la plus investie et professionnelle avec qui il a travaillé. Au-delà des cadres, Polanski a aussi choisi de tourner en Panavision tout en donnant comme fil rouge au directeur de la photo John Alonzo (qui a remplacé au pied levé Stanley Cortez et qui signera plus tard la photographie du Scarface de Brian De Palma) de donner l’impression de visionner un film certes en couleur (en Technicolor même) mais tirant sans cesse vers le N&B. On a ainsi une photo monochrome pour les intérieurs ou les scènes de nuit tirant vers le marron ou couleur terre alors qu’en plein jour, la couleur semble écrasée par la chaleur d’où là aussi un aspect à peine plus polychrome.
Faut-il pour autant être un aficionado de l’âge d’or hollywoodien des films noirs pour apprécier Chinatown ? Non mais c’est certain qu’il faut quand même apprécier l’univers façonné par les écrivains Dashiell Hammett et Raymond Chandler (au hasard) pour en tirer un réel plaisir. Pas forcément un plaisir de cinéphile donc mais bien ce plaisir de voyeur qui vous/nous permet de toucher du doigt des milieux interlopes et des destins brisés déambulant ici non pas au sein de sombres ruelles malodorantes envahies par la fumée sortant des égouts mais bien sous le soleil californien. Jusqu’à cette fin pour laquelle Towne et Polanski ne se sont mis d’accord qu’au dernier moment (le jour du tournage) où le quartier de Chinatown, vu comme un abcès à la face de Los Angeles, renvoie de fait au cinéma de ces glorieux aînés hollywoodiens pour qui l’hommage en devient même émouvant.
Chinatown reste plus que jamais une association quasi miraculeuse de talents au service d’un film dont la force réside non pas dans le propos et les démêlés d’une intrigue sur fond de corruption à l’échelle d’une ville pour son approvisionnement en eau dans les années 30, mais bien dans sa propension à amalgamer tout ça au sein d’une réflexion de cinéma et de son histoire (dont le choix de donner un rôle à John Huston, cinéaste emblématique du film noir, n’est pas anodin) qui n’en finit pas de placer Chinatown du côté des œuvres à la fois respectueuses de leurs racines et définitivement visionnaires. Ce que, pour l’anecdote, seul L.A. Confidential de Curtis Hanson en 1997 a su s’en prévaloir depuis.
Chinatown (1974) de Roman Polanski – 2h10 (Paramount Pictures) – Au cinéma le 18 décembre 1974.
Résumé : Jack Nicholson interprète le détective privé Jake Gittes, qui gagne sa vie grâce aux mœurs légères du Los Angeles d’avant-guerre. Embauché par une jolie femme pour enquêter sur l’aventure extra-conjugale de son époux, Jake se trouve plongé dans un tourbillon de mensonges et de scandales.
Note : 4,5/5