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Rétrospective Akira Kurosawa – Partie 1

Le 09 mars 2016, Carlotta Films et Wild Side ressortent au cinéma en copies numériques restaurées DCP (« Digital Cinema Package ») 9 films classiques d’Akira Kurosawa, parmi lesquels deux inédits (Qui marche sur la queue du tigre et Je ne regrette rien de ma jeunesse) qui sont aussi les deux plus anciens (1945 et 1946). Il s’agit d’une première vague de reprise cinéma : au total, 17 classiques de Kurosawa ont été restaurés en HD par la société japonaise de production Toho. Wild Side Vidéo, élément moteur de toute l’opération côté français, les édite en masters 2K (combo Blu-ray + DVD + livret collector) depuis octobre 2015 et ce jusqu’en février 2017.

Rétrospective Kurosaw Partie 1 - Affiche
On peut les classer par genres japonais, ce qui nous donne :

– 4 « j idai-gek i » ou « films historiques à costumes » : Qui marche sur la queue du tigre (1945), Le Château de l’Araignée (1957), Les Bas-fonds (1957), Yojimbo (1961).

Le Château de l’Araignée adapte La Tragédie de Macbeth de Shakespeare, adaptation qui fut considérée au moment de sa sortie en France comme étant un film supérieur à son Rashomon (qui avait été couronné en 1950 au Festival de Venise) et même supérieur aux 7 Samouraïs de 1954. Les Bas-fonds est une assez curieuse adaptation d’une pièce de théâtre russe de Gorki qui avait déjà été mis en scène par Jean Renoir vingt ans plus tôt. Qui marche sur la queue du tigre et Yojimbo sont des films de samouraïs. Mais alors que le premier est adapté d’une pièce de théâtre Nô, le second s’inspire de romans policiers américains de Dashiell Hammett.

– 5 « gendai-gek i » ou « films contemporains » : Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946), Vivre dans la peur [Je vis dans la peur / Si les oiseaux savaient / Chronique d’un être vivant] (1955), Les Salauds dorment en paix (1960), Entre le ciel et l’enfer (1963), Dodes’ Ka-den (1970).

Deux appartiennent au genre du film noir policier (Les Salauds dorment en paix et Entre le ciel et l’enfer), deux autres relèvent d’un cinéma certes toujours réaliste mais modifié de l’intérieur par une angoisse fantastique eschatologique (Vivre dans la peur) ou une stylisation insolite, expérimentale (Dodes’ Ka-den), enfin Je ne regrette rien de ma jeunesse relève de la critique sociale et politique d’inspiration franchement néoréaliste.

Revue de détails :

Qui marche sur la queue du tigre [Tora no o wo Fumu Otokotachi]
Je ne regrette rien de ma jeunesse [Waga Seishun Ni Kuinashi]
Vivre dans la peur [Ikimono no Kiroku]
Le Château de l’Araignée [Kumonosu-Jô]
Les Bas-fonds [Donzoko]
Les Salauds dorment en paix [Waruigatsu hodoyaku]
Le Garde du corps [Yojimbo]
Entre le ciel et l’enfer [Tengoku to jigoku]
Dodes’ Ka-den [Dodesukaden]

Qui marche sur la queue du tigre - AfficheQui marche sur la queue du tigre [Tora no o wo Fumu Otokotachi] – 1945 – Japon – 59min – 1. 37 Noir&Blanc
Avec Denjiro Okochi, Susumu Fujita, Kenichi Enomoto, Masayuki Mori & Takashi Shimura

En 1185, éclate une guerre entre le clan Heike et le clan Minamoto. Le prince Yoshitsune est pourchassé par son frère aîné, jaloux de sa récente victoire sur le clan Heike. Yoshitsune prend la fuite, aidé par six fidèles vassaux déguisés en moines pour tromper leurs poursuivants. Mais avant de quitter le territoire, il leur faut traverser le poste frontière d’Ataka, minutieusement gardé par les hommes de son frère.

Titre inédit en France qui était connu, dans les filmographies, sous les titres alternatifs Celui qui marche sur la queue du tigre / Sur la piste du tigre / Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre. C’est l’adaptation d’une pièce de kabuki, elle-même inspirée du répertoire Nô. La Toho finance le projet à une seule condition : Kurosawa doit rajouter le personnage du porteur qui sera joué par l’étonnant Enomoto alias « Enoken », l’acteur comique dont Nobuo Nakagawa, le réalisateur de Jigoku [L’Enfer], avait été le metteur en scène exclusif entre 1935 et 1945. La censure japonaise lui reprocha cet ajout qui, selon elle, ridiculisait la pièce originale tandis que la censure américaine le soupçonna d’une apologie du féodalisme. Le film, pris entre deux feux, demeura inédit au Japon pour ces raisons jusqu’en 1952. Par économie, il fut entièrement tourné en extérieurs naturels, mise à part la scène du poste-frontière, filmée en studio. Le Japon alors occupé par l’armée américaine, Kurosawa raconte que de nombreux soldats américains assistèrent au tournage, parmi lesquels se trouvait le cinéaste John Ford.

Qui marche sur la queue du tigre

Je ne regrette rien de ma jeunesse - AfficheJe ne regrette rien de ma jeunesse [Waga Seishun Ni Kuinashi] – 1946 – Japon – 1h40 – 1. 37 Noir & Blanc
Avec Setsuko Hara, Denjiro Okochi, Eiko Miyoshi & Susumu Fujita

Kyoto, 1933. Alors qu’un régime militaire est instauré au Japon, le professeur d’université Yagihara est démis de ses fonctions car jugé trop démocrate par ses pairs. Il est soutenu par un petit groupe d’étudiants progressistes auquel appartiennent Noge et Itokawa. Yukie, la fille du professeur, tombe amoureuse du fougueux Noge qui se lance bientôt corps et âme dans la lutte contre le régime. La jeune fille décide de suivre son grand amour quoi qu’il advienne.

Inédit chez nous mais connu dans les filmographies sous le titre alternatif Je ne regrette pas ma jeunesse. Premier long-métrage tourné par Kurosawa à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Produit durant les deux grands conflits syndicaux qu’a subis le studio Toho, contraignant son réalisateur à écrire plusieurs versions du scénario. Il est inspiré par deux faits réels survenus entre 1933 et 1945 : la démission contrainte d’un professeur d’université pour ses opinions prétendument communistes et l’affaire Ozaki, antimilitariste accusé d’être à la solde des Soviétiques. Yukie est une figure féministe (jouée par Setsuko Hara, connue chez nous pour ses rôles chez Ozu) contemporaine des héroïnes de Kenji Mizoguchi, typique du Japon de l’après-guerre qui, après avoir subi le joug de la dictature militaire, aspirait à un renouveau social. Syntaxe classique mais parsemée de recherches formelles.

Je ne regrette rien de ma jeunesse

Vivre dans la peur - AfficheVivre dans la peur / Je vis dans la peur / Si les oiseaux savaient [Ikimono no Kiroku] – 1955 – Japon – 1h43 – 1. 37 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Eiko Miyoshi & Minoru Chiaki

En 1955 à Tokyo, Kiichi Nakajima – un chef d’entreprise et patriarche âgé – devient obsédé par le péril d’une nouvelle guerre atomique. Il veut convaincre sa famille d’émigrer au Brésil, protégé (pense-t-il) des radiations. Il s’y rend afin d’acheter des terres et rassemble l’argent. Mais certains de ses enfants et une partie de sa belle-famille lui intentent un procès afin qu’il n’en puisse disposer. Les juges hésitent à trancher. Il met alors le feu à sa fabrique de charbon et explique qu’il a voulu ainsi forcer la main en ôtant tout regret à ses enfants avant le départ. Considéré comme fou, il est interné dans un asile où de terribles visions l’assaillent.

Dans la filmographie de Kurosawa, Vivre dans la peur prolonge son tableau du Japon d’après-guerre. Dans l’histoire générale du cinéma japonais, le film s’inscrit naturellement dans une lignée de témoignages sur l’horreur atomique tels que Genbaku no ko [Les enfants d’Hiroshima] (1953) de Kaneto Shindo, Hiroshima (1953) de Hideo Sekigawa, Kuroi Ame [Pluie noire] (1989) de Shohei Imamura. Le péril atomique n’engendre pas ici une mutation biologique – réveillant des monstres tels que Gojira [Godzilla] (1954) et Radon [Rodan] (1956) d’Inoshiro Honda – mais psychique : la peur qui fait basculer le personnage principal dans la folie. Vivre dans la peur demeure une des grandes illustrations cinématographiques de l’angoisse eschatologique dans l’histoire du cinéma mondial. À noter que le titre Chronique d’un être vivant qui lui est parfois attribué n’est que la traduction française littérale de Record of a Living Being, son titre anglais international d’exportation tandis que Si les oiseaux savaient fut son titre français d’exploitation au moment de la première exclusivité en salles vers 1955. Je vis dans la peur, parfois utilisé dans certains dictionnaires des films, fut la traduction de son autre titre anglais international alternatif.

Vivre dans la peur

Le Château de l'araignée - AfficheLe Château de l’Araignée [Kumonosu-Jô] – 1957 – Japon – 1h40 – 1. 37 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Isuzu Yamada, Minoru Chiaki & Takashi Shimura

Japon au XVIe siècle, alors que les guerres de clans font rage, les généraux Washizu et Miki rentrent victorieux chez leur seigneur Tsuzuki. Ils traversent une mystérieuse forêt où un esprit leur annonce leur destinée : Washizu deviendra seigneur du château de l’Araignée mais ce sera le fils de Miki qui lui succédera. Troublé par cette prophétie, Washizu se confie à sa femme, Asaji. Celle-ci lui conseille alors de forcer le destin en assassinant Tsuzuki.

Titre international à l’exportation : Throne of Blood. En fait, sous ces titres angoissants et mystérieux, c’est une adaptation de la classique Tragedy of Macbeth de William Shakespeare. Elle est intermédiaire entre la version baroque d’Orson Welles (1948) et la version réaliste violente de Roman Polanski (1971). Tourné dans un N&B contrasté influencé par l’expressionnisme allemand, Kurosawa utilise certains codes du théâtre Nô japonais pour adapter au Japon médiéval l’histoire anglaise originale. L’esthétique ainsi obtenue fait parfois basculer l’œuvre dans l’insolite, le fantastique voire l’épouvante. Les décors du château furent construits au pied du Mont Fuji, augmentant ainsi plastiquement l’acclimatation japonaise de l’œuvre de Shakespeare.

Le Château de l'araignée

Les Bas-fonds - AfficheLes Bas-fonds [Donzoko] – 1957 – Japon – 2h17 – 1. 37 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Ganjiro Nakamura, Kyoko Kagawa, Bokuzen Hidari & Isuzu Yamada

Dans les bas-fonds d’Edo, à l’écart du reste de la ville, se dresse une auberge miteuse tenue par l’avare Rokubei et sa femme Osuji. Une dizaine de personnes vivent dans cette cour des miracles, parmi lesquelles un acteur raté, un ancien samouraï, une prostituée et un voleur. Un jour, un mystérieux pèlerin débarque dans ce lieu de misère. À son contact, les habitants de l’auberge se mettent à rêver et à croire en de jours meilleur.

Une nouvelle version cinématographique de la pièce de théâtre russe de Maxime Gorki – déjà adaptée par Jean Renoir en France en 1936 et par Tso-lin Wang en Chine en 1948 (version inédite chez nous) – mais transposée par Kurosawa à l’ère Tokugawa, période de grande disparité entre les classes sociales. Cette parabole humaniste, ambitieuse mais s’achevant d’une manière très pessimiste, demeure méconnue en France. Kurosawa en donnera une étrange variation expérimentale contemporaine, et non plus historique, dans son Dode’s Kaden.

Les Bas-fonds

Les Salauds dorment en paix - AfficheLes Salauds dorment en paix [Waruigatsu hodoyaku] – 1960 – Japon – 2h31 – 2. 35 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Takeshi Kato, Takashi Shimura & Masayuki Mori

M. Iwabuchi, puissant homme d’affaires, s’apprête à marier sa fille à son fidèle secrétaire. Le repas de noces est troublé par une succession d’événements : l’arrestation de l’un des comptables de la société et l’arrivée d’une mystérieuse pièce montée faisant écho au suicide d’un employé cinq ans auparavant. Éclate bientôt un scandale financier mettant en cause le fonctionnement de la compagnie.

Premier film produit par la société personnelle de Kurosawa, ce « gendai-geki » est le portrait d’un ambitieux qui, afin de gravir l’échelle sociale plus rapidement, épouse la fille handicapée de son patron, fait penser au Room at the Top [Les Chemins de la haute ville] (GB 1959) de Jack Clayton. Mais cet argument est une introduction à un tableau très ample de corruption du Japon de 1960. Son titre français sartrien d’exploitation et l’emploi d’un somptueux format TohoScope 2.35 magnifient ce film noir qui est aussi une âpre critique sociale. Son thème reprend, en le transposant d’une manière assez nette, celui de La tragédie de Hamlet de Shakespare.

Les Salauds dorment en paix

Yojimbo - AfficheLe Garde du corps [Yojimbo] – 1961 – Japon – 1h40 – 2. 35 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Eijiro Tono, Kamatari Fujiwara, Takashi Shimura & Isuzu Yamada

À la fin de l’ère Edo, un samouraï solitaire nommé Sanjuro arrive dans un village écartelé entre deux bandes rivales, l’une commandée par un bouilleur de saké, l’autre par un courtier en soie. Sanjuro décide de mener les deux clans en bateau en travaillant alternativement et secrètement pour l’un puis pour l’autre.

On a dit et répété que Yojimbo avait inspiré Sergio Leone pour le scénario de Pour une poignée de dollars (1964) et c’est possible bien que Leone ait d’abord été, pour sa part, influencé par la « comedia dell arte » de Goldoni, Arlequin serviteur de deux maîtres. Kurosawa revendiqua, pour sa part, outre l’influence du western américain qu’il appréciait, celle de deux romans policiers signés Dashiell Hammett, La Clé de verre et La Moisson rouge. Kurosawa reprendra l’année suivante le personnage et son interprète dans Sanjuro [Tsubaki Sanjuro] (1962).

Yojimbo - Le Garde du corps

Entre le ciel et l'enfer - AfficheEntre le ciel et l’enfer [Tengoku to jigoku] – 1963 – Japon – 2h23 – 2. 35 Noir & Blanc
Avec Toshiro Mifune, Kyoko Kagawa, Tatsuya Mihashi, Tatsuya Nakadai & Takashi Shimura

Industriel au sein d’une fabrique de chaussures, Gondo décide de rassembler tous ses biens afin de racheter les actions nécessaires pour devenir majoritaire. C’est alors que son fils Jun est kidnappé et qu’une rançon est exigée. On se rend pourtant vite compte que ce n’est pas Jun mais Shin’ichi, le fils de son chauffeur, qui a été enlevé ! Gondo se retrouve alors face à un dilemme : doit-il dépenser toute sa fortune pour sauver l’enfant d’un autre ?

Adapté de la série noire Rançon sur un thème majeur de Ed McBain, ce film noir policier brosse une féroce peinture de la société japonaise des années 1960, redevenue riche et puissante mais recelant d’implacables zones d’ombres : le crime, la folie et la drogue. Splendide utilisation du TohoScope N&B, captant les extérieurs les plus variés avec une rigueur toute documentaire, notamment dans la description impressionnante de réalisme de l’enquête de police. Le thème du double (le criminel joué par Tsutomu Yamazaki ressemble physiquement à s’y méprendre à Tatsuya Nakadaï qui joue un rôle d’inspecteur de police) prolonge, en l’amplifiant, le propos social qui était déjà le nerf de l’action de son Chien enragé [Nora Inu] en 1949 mais l’esthétique est, ici, parfois plus proche du baroque d’un Touch of Evil [La Soif du mal] d’Orson Welles que du néoréalisme italien d’après-guerre qui était la référence première dans Chien enragé.

Entre le ciel et l'enfer

Dodes's Ka-Den - AfficheDodes’ Ka-den [Dodesukaden] – 1970 – Japon – 2h24 – 1. 37 Couleurs
Avec Yoshitaka Zushi, Kin Sugai, Junzaburo Ban, Kiyoko Tange & Hisashi Igawa

Dans un quartier en marge de la civilisation se dresse un bidonville peuplé d’hommes et de femmes durement éprouvés par l’existence. Le quotidien de ces personnages est rythmé par les allées et venues d’un tramway invisible, conduit par Rokucha.

Le premier film en couleurs de Kurosawa est aussi une sorte de reprise contemporaine du sujet de ses Bas-fonds de 1957 mais sous une forme expérimentale, surréaliste, onirique. On songe plus d’une fois au cinéma contemporain de Federico Fellini en raison de ce regard – posé, ici comme là, autant sur les marges et les marginaux que sur un « sujet » et des « personnages » – déconnecté des contraintes classiques de la narration et de l’intrigue. Ce film ambitieux fut, à sa sortie en 1970, un relatif échec commercial sinon critique mais son importance esthétique est historiquement avérée dans la mesure où il creuse plus décidément une veine qui culminera en 1990 avec le fantastique de Rêves [Yume].

Dode's Kaden

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