Après une demi-journée d’ouverture, le festival de Cannes 2023 commence véritablement pour Digital Ciné. Et première pensée de la journée : afin d’éviter la pluie, quoi de mieux que 10h en salle ? C’est ainsi que nous avons pu découvrir trois films dont les deux plus longs de cette édition, de quoi se transformer en cinéphile-cinéphile.
Après le Miramar hier, direction la salle Buñuel pour Occupied City, le nouvel opus de Steve McQueen, réalisateur de Shame (2011) ou Hunger (2008) présenté en dans le cadre des Séances Spéciales. La salle est construite en arc de cercle pour un film au format 4/3 bien centré. Toujours très surprenant, mais bon… Il a occupé toute notre matinée. Résultat : encore une jolie réussite pour A24 qui produit une œuvre radicale. En effet, pour son premier documentaire, le cinéaste frappe fort. D’une part par la longueur, a priori rebutante, de son film : 4h15 auxquels s’ajoutent un quart d’heure d’entracte. Les lumières ne se rallument pas mais une petite barre défile sur la longueur de l’écran. D’autre part par son sujet : Amsterdam à deux époques différentes. La première est celle de la voix-off, monocorde mais non monotone écrite par Bianca Sitgter : la seconde guerre mondiale. Elle relate des faits qui se sont déroulés dans la cité néerlandaise pendant le conflit : Juifs assassinés ou déportés, actes de résistance, rébellions et autres. Des histoires de familles comme les autres prises dans les tourments de la guerre et résumées en quelques phrases sèches. Il ne s’agit pas d’émouvoir mais de relater. Si, dans un premier temps, l’aspect catalogue peut gêner, petit à petit tout s’imbrique, les lieux et les noms reviennent et forment une constellation plus globale. La seconde est celle des images : la ville aujourd’hui, entre le début de la pandémie de COVID et le retour à une vie plus ou moins normale avec restaurants, soirées, manifestations, concerts, et anonymes qui vaquent à leurs activités quotidiennes. Entraînant quelques scènes fabuleuses comme la caméra qui vole dans une ville fantomatique. Mais aucune intention de comparer les deux périodes. Le parallélisme est plus subtil et passe par un rapport géographique : le cinéaste filme les lieux dont parle la voix scandée par de nombreux : « demolished ». Ce n’est pas nécessairement la mémoire qui s’efface mais la ville qui vit, change, devient autre et s’adapte aux temps, entremêlant horreurs passées, invisibles, irreprésentables, et les troubles de la période actuelle.
Occupied City de Steve McQueen
À peine le temps de sortir de la salle, de boire un verre et de se disloquer devant le soleil revenu que la deuxième séance du jour commençait déjà. Après les Pays-Bas, direction la grande salle Lumière et la Chine de Wang Bing, cinéaste qui faisait son entrée dans la compétition cannoise. Habitué aux films fleuves, il signe ici Jeunesse (Printemps), un documentaire de 3h30 sur la ville de Zhili, un des hauts lieux de l’industrie textile en Chine. Tourné sur 5 ans, entre 2014 et 2019, le film se concentre sur celles et ceux qui produisent des vêtements à la main. Souvent jeunes, autour de la vingtaine, et originaires des campagnes alentours, ils viennent là pour essayer de prendre une autre voie quitte à se faire exploiter. Le cinéaste suit essentiellement les ouvriers et ouvrières dans leur vie quotidienne, sans prendre trop de distance ni s’en cacher. Les moments où la caméra est interpelée, directement ou non, sont récurrents. Elle vadrouille entre les dortoirs exigus, les ateliers de confection souvent délabrés et les images de rues dans lesquelles les déchets s’accumulent – avec, ironiquement, une rue nommée Happiness road. Loin des grandes usines où chacun semble répéter une monstrueuse chorégraphie sur des appareils qui les dépassent, ici tout est étroit, minuscule, à échelle humaine. Seules une douzaine de personnes travaillent dans chacun de ces nombreux lieux. Si le dispositif renforce, à première vue, la dimension humaine et intimiste, la volonté de filmer les mains et les gestes rapides – puisqu’ils sont payés à la pièce – les présente comme des machines sentimentales, capables de travailler tout en parlant de choses et d’autres. Wang Bing évoque ici une saison entière avec ces personnes au quotidien difficile : des scènes de séduction, heureuses ou malheureuses, les amitiés et amours naissantes avec avortements ou mariages à la clé, croisent des moments de revendications sociales, de négociations salariales et de désir de rentrer dans leur province natale. Jeunesse (Printemps) semble, comme souvent dans ses films, pris quelque part entre tradition et modernité et parvient à émouvoir dans le rapport à l’autre, à la ville et au quotidien qu’il propose.
Puis, le temps d’écrire un peu et, malheureusement ce fût Black Flies, calvaire signé Jean-Stéphane Sauvaire présenté en Compet avec Sean Penn et Tye Sheridan mais aussi Michael Pitt et Mike Tyson (que sont ils allés faire dans cette galère ?). Hésitant à y aller, un ami journaliste plaisantait : « Au moins ce n’est pas Sean Penn qui réalise » (private joke cannoise vu l’horreur de ses deux derniers longs). Aucun doute après le film : Sauvaire est le pseudo de Penn. Rien n’allait. Voulant évoquer le quotidien difficile et pénible, dans leur métier et leurs relations sentimentales, des secours de la ville de New York, il réalise un truc sans queue ni tête. Il semble puiser dans un certain ciné US des années 70-80, du Scorsese de Taxi Driver (1976) aux premiers Michael Mann ou L’Année du dragon (1985). Mais la frontière est ténue entre hommage et pastiche parodique. Lui la franchit allègrement sans s’en soucier. Les scènes nocturnes sont si noires qu’il semble se moquer des éclairages typiques de l’époque. Et il suffit de voir Penn le visage buriné, encapuchonné comme Rocky avec un cure dent à la bouche pendant tout le métrage ou Michael Pitt en métalleux satanique désabusé qui a oublié sa boîte de Tranxen pour s’apercevoir de l’énormité de la chose. Seul Tye Sheridan, impassible (avec un manteau au motif d’ange, qui fait figure d’ange et qu’on associe à un tableau d’ange tout le temps – quelle subtilité !) semble se demander comment sortir de cette galère. Tous les deux plans, vient se glisser une surimpression, un gros plan hideux ou un dialogue sirupeux afin d’expliquer au spectateur : regarde je fais un chef d’œuvre avec action et sentiments. Mais non. L’impression qui se dégage de cette chose est celle d’avoir vu un cadavre filmique. Pour clore Black Flies, last but not least, Sauvaire se prend pour Malick avec un plan vers le ciel et une musique douce. Mais la libération finale est surtout celle du spectateur qui peut quitter la salle. Dommage pour lui comme pour nous.
Il est temps d’aller dormir. Vendredi direction le Maroc avec Les Meutes, le Pakistan avec In Flames et le Brésil avec Portraits fantômes.