Nuit noire - Image une itw Alain Tasma

Nuit noire, 17 octobre 1961- Entretien avec Alain Tasma

Alain Tasma a été l’assistant de François Truffaut (La Femme d’à côté), Jean-Luc Godard (Passion), Arthur Penn (Target), Barbet Schroeder (Les Tricheurs), ou encore Bob Swaim (La Balance). À la télévision, il a mis en scène de nombreux téléfilms et séries, au succès critique comme public. Ses réalisations ont été récompensées dans différents festivals comme à Saint-Tropez, au FIPA, à Cognac, aux 7 d’or… Nous l’avions rencontré en 2005 pour Nuit noire, 17 octobre 1961, un film initié par Canal+ d’abord diffusé sur la chaîne cryptée en juin 2005 avant de sortir en salle le 19 octobre de la même année.

Nuit noire - Alain TasmaAlain Tasma

Êtes-vous l’initiateur du projet Nuit noire ? Est-ce une œœuvre de commande ?
Non, la politique de la chaîne qui est en fait une volonté politique de tout Canal+, c’est de se démarquer d’une télé traditionnelle et de faire un peu comme HBO aux États-Unis. Et Nuit noire ne se démarque pas de cette volonté éditoriale.

HBO ? C’est leur maître étalon ?
Si vous dites à Fabrice de La Patellière (Directeur de la Fiction française à Canal+, ndlr), « Ce que vous faîtes est de la qualité de HBO », je pense que vous lui feriez un grand compliment. La réponse est donc oui. Ce qu’il a défini c’est le cadre général, à savoir des films qui abordent certaines pages sombres de notre passé. C’est cela la commande de Canal+. À partir de là, Fabrice de La Patellière en a parlé au producteur Thomas Anargyros et tout naturellement ils sont tombés d’accord pour traiter de ce fameux 17 Octobre 1961.
Thomas pense alors tout de suite à Patrick Rotman parce qu’il est l’un des grands spécialistes de la guerre d’Algérie et ensuite parce qu’il est l’un des seuls historiens de cette époque à avoir une expérience de la fiction.
Quand j’arrive, Rotman avait déjà écrit un très large séquencier. Il avait déjà donné à l’histoire cet aspect foisonnant aux personnages et aux entrées multiples tel qu’on peut le voir dans le film. Une expression que je n’aime pas du tout mais qui résume tout de même assez bien les choses est de dire que Nuit noire est un film choral. Ce qui était évident entre Rotman, la chaîne et les producteurs, c’était de décortiquer l’événement et d’essayer de comprendre comment une telle chose ait pu arriver en 1961 ?

Justement, étiez-vous familier avec cet épisode ?
Non, moi je l’ai découvert en lisant Libé. Par contre, étrangement, je connaissais « Charonne » (Le 8 février 1962 au métro Charonne, la police tue des manifestants anti-OAS. Ndlr). Quand l’on me propose le projet, j’ai tout de suite répondu oui mais le premier scénario ayant été budgété à 8 millions d’euros (soit près du double de ce qu’a coûté finalement le film. Ndlr), il était impossible que cela aboutisse en l’état. J’ai donc d’abord travaillé avec acharnement sur ce projet mais tout en étant persuadé que cela ne se ferait pas. D’ailleurs je suis persuadé que la chaîne, les producteurs et Patrick devaient penser comme moi à ce moment là. Cela paraissait en effet impossible à faire tant d’un point de vue économique qu’éditorial. C’est que l’on s’est très vite rendu compte de l’incroyable violence des propos et puis le système judiciaire ultra protecteur de la vie privée en France fait que les chaînes de télévision sont hyper frileuses. Aux États-unis, en Angleterre vous pourriez mettre en scène Tony Blair, George Bush, il n’y aura aucune attaque pour diffamation.

À partir du moment où vous avez lu et pris connaissance du premier séquencier de Patrick Rotman, êtes-vous intervenus dans la suite de l’écriture ?
Oui, beaucoup. Ce qui fait preuve de l’intelligence des producteurs et de Patrick car ils ont compris que la mise en scène doit commencer dès l’écriture et non le jour où vous êtes sur le plateau face aux acteurs.

C’est exactement le même genre de travail qui est fait sur HBO où la politique est d’intégrer le réalisateur dès le stade de l’écriture.
Oui et je suis très content que vous et d’autres, comme Samuel Douhaire dans Libé, signale la qualité du travail que nous avons effectué. Avec Patrick, on s’est très vite posé des questions très concrètes : « Comment rendre compte de ceci, comment montrer cela ? Aurais-je les moyens de filmer cette séquence ? ». De fait à un moment on s’est dit : « C’est faisable ».

Comment avez- vous basculé d’un film quasi impossible, comme vous le dîtes, à un projet viable ?
En passant par une importante et douloureuse étape qui est celle des coupes. Après avoir obtenu le financement du CNC, après avoir eu le soutien de la Région Île-de-France et enfin de France 3 dont je voudrais profiter ici pour souligner une fois de plus le courage d’être rentrée dans ce projet sans y apporter la moindre restriction.

Nuit noire

Cela veut dire que France 3 va aussi le diffuser ?
Oui, dans un an, ce qui aura un impact certainement plus important puisque sur Canal, le spectateur s’est justement abonné pour voir des films différents comme Nuit noire. Donc in fine nous savions de quelle somme on allait disposer ce qui impliquait dorénavant qu’il fallait en passer par les coupes. C’est évident, tout ne pouvait pas être dit, tout ne pouvait être montré. Les choix ont été très douloureux évidemment mais il était impossible de ne pas faire ce film une fois qu’on y avait mis le doigt. Je préférais pour ma part faire un film un peu raté que de ne pas faire de film du tout. Cela procédait plus d’une démarche citoyenne que d’une véritable volonté de cinéaste. J’ai par exemple été comme beaucoup de gens choqué par les sifflements de la Marseillaise au stade de France. Je pense qu’il y a un lien, je pense qu’il y a une certaine génération maghrébine qui ne voit pas pourquoi elle devrait respecter la République française alors qu’ils savent que certaines choses ne sont pas apaisées.

Est-ce que vous avez un exemple à nous donner de coupe douloureuse ? Ou est-ce une accumulation de plusieurs petites choses ?
C’est en effet plusieurs petites choses. Par exemple avec le personnage de Tierce, qui est le brigadier de police syndicaliste et militant joué par Serge Riaboukine, on a dû édulcorer toute sa vie de famille. La manifestation était plus ample aussi sur le papier alors même que j’avais très souvent 500 figurants, ce qui est énorme.

Je présume que vous avez dû recréer les décors, comme le bidonville de Nanterre par exemple ?
Tout, tout, il n’y a pas un plan qui n’ait pas été retravaillé, il n’y a pas une façade, une rue qui n’ait pas été retouchée dans Nuit noire. Mais c’était très agréable surtout quand j’arrive à recouper l’ambition citoyenne, politique et économique au sein du même film.

Au niveau de l’élaboration du scénario, j’ai lu qu’à part Maurice Papon et son bras droit Pierre Somveille qui sont deux personnages ayant vraiment existé, le reste n’est qu’un conglomérat de plusieurs personnalités. Est-ce quelque chose sur lequel vous êtes intervenus ?
Oui, dans le premier séquencier très factuel élaboré par Patrick, où l’on y trouve son extraordinaire esprit de synthèse, tous les faits marquants étaient déjà là : un coup de feu ici, un début de mutinerie à tel endroit, le discours de Papon tel jour, une réunion à Cologne du FLN un autre jour, ça c’est vraiment son travail et c’est déjà d’une clarté politique exceptionnelle. Par contre, tout cela n’est pas forcément porté par des personnages. J’ai presque envie de dire que ce n’est pas filmable en l’état et c’est donc là que j’interviens. C’est là que via des discussions avec Patrick on se dit que cela serait pas mal d’avoir par exemple un personnage comme Abde (Ouassini Embarek) et un début d’histoire sentimentale avec la jeune institutrice.

C’est ce qui permet aux spectateurs de ne pas décrocher.
Oui et j’ai toujours voulu faire un film avant de faire un film politique, c’est-à-dire de mettre des personnages suffisamment intéressants pour que l’on ait envie de suivre leur histoire, comme s’il y avait une façon masquée d’avancer. Durant la réalisation j’avais deux exemples sublimes en tête : La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo et Bloody Sunday de Paul Greengrass. De fait, mettre de la fiction ici était la meilleure façon de toucher le public et de donner au film un sens autre qu’une simple reconstruction de toute façon très difficile à assumer puisque de témoins il n’y en a plus tant que cela et d’images d’archives absolument aucune.

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Justement le personnage joué par Clothilde Courau qui se fait saisir ses bobines et qui prend ainsi conscience de la censure étatique de l’époque, d’où vient-il alors ?
En fait il y aurait eu une équipe de la télévision belge qui aurait filmé ce soir-là mais qui se serait fait saisir les bobines puis expulsée du territoire français. Mais bon, à chaque fois que j’aborde ce point avec Patrick, il me reprend, il faudrait que je reprenne un jour cette conversation avec lui. Et il y a Panigel qui a tourné quelques jours après le 17 Octobre (le film s’intitule Octobre à Paris, ndlr). Il est retourné dans le bidonville de Nanterre et il a demandé aux gens de refaire le départ à la manifestation. Ce film a été censuré pendant 30 ans. Dès qu’il y avait une projection, les flics débarquaient et saisissaient les bobines. Ce personnage de Sabine jouée par Clotilde Courau est donc bien inspiré de faits réels.

Avez-vous visionné le film de Panigel ?
Non. Panigel est aujourd’hui un monsieur très âgé et il ne veut plus montrer son film. Je n’en ai vu que des extraits comme justement le départ de la manif depuis le bidonville de Nanterre. Il y a eu aussi des photographes qui se sont fait casser la gueule et qui se sont vu confisquer leurs appareils. Les seules photos que l’on connaissait sont celles d’Elie Kagan et celles publiées dans Paris-Match où l’on voit sur les grands boulevards des flaques de sang et des corps allongés sur le trottoir. Ce sont des photos absolument terribles. Elles ont été pour moi une source d’inspiration. On en a tellement vu des images de manifestations et de massacres que je n’ai pas eu trop de mal à motiver les figurants. Je leur ai expliqué ce que j’attendais d’eux presque d’un point de vue émotionnel afin de les responsabiliser. On a demandé à chacun de se raconter une histoire. Comme je n’avais que des algériens, je leur disais à chacun de s’imaginer qu’ils avaient peut-être eu un grand-père, un oncle, une tante, un père qui a participé à cette manifestation. Je leur demandais de venir en lâche, en courageux, en militant ou non, par hasard peu importe mais que chacun se raconte une histoire car ils étaient tous responsables de leur film.

Qu’elle a été votre degré d’implication dans le casting de Nuit noire ?
À 100%. C’est souvent des sujets de discussion avec une chaîne qui voudrait des acteurs plus connus et c’est toujours l’objet d’un compromis et d’un combat que je n’ai pas toujours remporté. Parfois je suis obligé de céder à un compromis pour avoir tel acteur ou telle actrice. Sur ce film-là, Canal+ a eu une réaction, une attitude de producteur face à des auteurs. Il y a un incroyable respect de la part de Canal+ vis-à-vis de gens comme Rotman ou moi. Attitude que l’on ne retrouve pas forcément sur les autres chaînes. Et même s’il fallait justifier de temps à autre ses choix, ce qui ne me gêne pas du tout bien au contraire, il s’agit là d’un casting que j’ai voulu ainsi et totalement approuvé par les producteurs de la chaîne.

Est-ce que vous avez eu des retours de la part de la chaîne en terme d’audimat ?
Ah oui ! On a eu 800 000 téléspectateurs (lors de la première diffusion le 7 juin 2005, ndlr). On va parler chiffres : la moyenne de la case du mardi soir sur Canal est de 9.9%. Avec Nuit noire on a réunit 13.9% des 4 millions d’abonnées de la chaîne. On a donc fait plus que le film du mardi soir. Ensuite il y a un deuxième chiffre qui est très important pour eux. Il s’agit de l’indice de satisfaction qui est une note qui va de 1 à 6. Nous avons fait 5.2, soit l’équivalent d’un 17/20. En comparaison, Les guignols, qui est leur programme fort, réalise 5.4. Les réactions sont donc très, très positives.

Des réactions politiques ?
Le deuxième ou le premier conseiller de l’ambassade d’Algérie est venu nous remercier pour l’honnêteté de Nuit noire. Avant même le tournage, on avait sollicité la préfecture de Paris pour obtenir des autorisations de tournage toutes bêtes comme bloquer une rue par exemple. Je tenais à ce qu’ils lisent notre scénario pour ne pas qu’ils aient à apprendre le sujet par d’autres et qu’ils nous empêchent de tourner. Ils l’ont lu et ils n’ont rien repris, soulignant eux aussi l’honnêteté du propos.

Et au sein de la classe politique française ?
Non, aucune. Le référendum sur la Constitution européenne était trop proche, ils avaient d’autres soucis en tête ! Pour eux aujourd’hui, c’est de l’histoire ancienne. Ce qui prouve leur manque de lucidité. On parle de la France d’aujourd’hui en faisant ce film. Le fait justement qu’il n’y ait pas eu de réactions politiques prouve bien leur vision à court terme des choses.

Est-ce qu’il y a un DVD de prévu ?
Oui Nuit noire sortira le 17 octobre 2005 et il sera diffusé sur France 3 en octobre 2006.

Vous avez prévu quelque chose pour le DVD ? Il y a un making of ?
Oui, il y a eu en permanence une équipe présente pendant le tournage qui a réalisé un making of que je n’ai pas vu. À mon avis il sera passionnant car l’on devrait assister à toutes les réunions, aux premières répétitions, au montage des décors, aux consignes données aux acteurs et figurants durant le tournage.

Il y aura des scènes coupées ?
Oui, absolument et puis il va y avoir certainement des bonus avec Rotman.

Et peut-être un commentaire audio de votre part ?
C’est possible.

En tant que réalisateur de télévision, quel est votre sentiment sur la production française dans le domaine ?
La télévision est un outil formidable. C’est un médium souple qui est capable du pire comme du meilleur. Certes, la qualité de la télévision française n’est pas exceptionnelle, on est bien d’accord là-dessus, mais je trouve le cinéma français actuel consternant. S’il y a quelques très bons cinéastes français, le reste n’est que maladresse et très grande paresse, le tout sans inventivité aucune. On est en présence d’enfants de la bourgeoisie qui font du cinéma nombriliste. Il y a un mépris pour la télé qui ne vient pas de nulle part, c’est certain mais celui-ci devrait être le même à l’égard du cinéma français qui n’est franchement pas très bon.

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