Alors que La Quatrième Dimension est remise une énième fois au goût du jour par CBS avec comme producteur exécutif / présentateur un certain Jordan Peele aussi crédible et à l’aise qu’un basketteur dans un habitacle de F1, sort une biographie sous forme de roman graphique de Rod Serling, l’homme à l’origine de l’une des séries les plus mythiques du PAM (Paysage Audiovisuel Mondial). Diffusée entre octobre 1959 et juin 1964 aux États-Unis, La Quatrième Dimension ou The Twilight Zone en VO c’est 158 épisodes réparties sur 5 saisons et demeure encore à ce jour au firmament de l’élite cathodique tout en confirmant le talent et le parcours hors du commun de Rod Serling qui fut comme le sous-titre de ce livre l’indique fort justement, un des pionniers de la télévision américaine.
Son auteur est un israélien qui vit à Brooklyn. On ne va pas se la jouer grand connaisseur du 9ème Art donc on va faire simple : Koren Shadmi est pour nous un parfait inconnu. Pour autant, lire la double page qui lui permet de revenir sur l’aventure de cet ouvrage nous permet de mieux cerner le personnage et surtout d’apprécier la relation parfaitement fusionnelle qu’il a fini par développer avec Serling. Morceaux choisis : « J’ai été un visiteur tardif de la quatrième dimension. Ayant grandi en Israël dans les années 1980, la palette de programmes américains qui franchissaient l’Atlantique jusqu’à nos petits écrans était plutôt restreinte. (…)
La première fois que j’ai été confronté (indirectement) à la série, ce fut à l’occasion de sa reprise en 1985, qui parvint cette fois jusqu’en Israël. Je me rappelle de quelques épisodes plutôt intéressants mais qui ne me firent pas une forte impression. (…) Et même après avoir emménagé aux États-Unis, il s’est passé des années avant que je n’aie l’occasion de (la) voir (…). J’ai finalement regardé la série en 2009, lorsqu’elle est devenue accessible sur Netflix. Je voulais savoir pourquoi on en faisait tout un foin et je n’ai pas été déçu du voyage : je me suis aussitôt retrouvé happé en noir et blanc par un incroyable vortex d’étrangeté. (…) Une chose qui m’a vraiment frappé (…), c’est à quel point c’était sombre. (…) Les sujets étaient vraiment sérieux. Mortalité, identité, nature humaine… Serling s’était peut-être converti, mais ses créations gardaient un aspect juif dans leur nature profonde. Cela faisait écho en moi aux anciennes Mashals et Massiyas (fables et contes). Et qui était cet homme en costume gris ? Fumant comme s’il n’y avait pas de lendemain, nous ensorcelant de sa voix hypnotique. (…)
Alors que j’écrivais le script du livre, le monde autour de moi a commencé à ressembler de plus en plus à La Quatrième Dimension. Donald Trump fut élu président, les suprémacistes blancs sortaient du bois (…). Paul Krugman du NY Times a intitulé un édito Vivre dans la Trump dimension, où il comparait le nouveau président à Anthony Fremont, le monstre-enfant divin de l’épisode culte It’s a Good Life. (…)
Durant le processus de réalisation du livre, j’ai découvert les autres œuvres majeures de Serling (…) qui avait le cœur à la bonne place et écrivait des scénarios empreints d’un vif humanisme, sur des sujets tels que la nature corrosive du succès, l’oppression des individus par des systèmes déshumanisés ou les défauts inhérents à chaque société humaine.
Voilà où j’en suis, trois ans plus tard, avec cette impression de devoir dire au revoir à un ami (…). À un vieil ami – que je n’ai jamais connu. »
Il y a en effet dans ce livre un véritable voyage en terrain que l’on croyait connaître avec dans la forme une volonté de nous raconter cette histoire comme si l’on découvrait un épisode inédit et exhumé de La Quatrième Dimension. Elle débute ainsi dans un avion, c’est la nuit, tout le monde roupille et Rod Serling fume clope sur clope (oui, en ces temps là, il était possible d’en griller une en altitude). Sa charmante voisine de fauteuil, aussi insomniaque et accroc à la nicotine que lui, entame la conversation. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que Serling déroule le fil de son existence. Flash-back. Et nous de regretter alors l’absence de l’éclair qui va bien venant frapper l’aile de l’avion pour faire apparaître le monstre de l’épisode Cauchemar à 20 000 pieds réalisée par Richard Donner. Mais avant d’en arriver là, Koren Shadmi nous parle de la seconde guerre mondiale que Rod Serling a traversé du côté du Pacifique en tant que parachutiste et qui l’a fortement marqué au point de développer un sentiment antimilitariste qui l’amena à se positionner contre la guerre du Vietnam et dont certains épisodes de La Quatrième Dimension s’en font l’écho.
Koren Shadmi nous montre aussi avec beaucoup d’à propos comment Serling a toujours dû se battre contre la censure constante et étouffante des studios de télévision qui pour lancer des programmes devaient s’appuyer sur des sponsors ou des marques dont l’ambition était de réunir le maximum de monde derrière ce nouvel écran. Pour cela il faut donc éviter les sujets ou les thèmes clivants, sombres, déprimants et tutti quanti. Et de rappeler dès lors que La Quatrième Dimension procède de ce constat que Serling voulait obsessionnellement contourner. Quoi de mieux dès lors que de se draper dans la SF ou le fantastique pour aborder des questions existentielles de l’homme, sa place dans l’univers ou sa propension atavique à l’auto destruction. On y trouve aussi des réflexions sociétales comme le rapport de l’individu au sein d’une société, la propension que celle-ci peut avoir à imposer des canons à tous afin de l’uniformiser pour donner naissance à une nouvelle forme de totalitarisme (de la beauté, de la pensée…).
Le livre de Koren Shadmi montre aussi que Rod Serling n’a eu de cesse de combattre une époque et une société qui n’aspiraient qu’à jeter un voile pudique sur un passé douloureux alors qu’en son sein aucune blessure n’était cicatrisée. Bien au contraire. Et les années 60 rugissants n’ont pu que lui donner raison. L’Homme de La Quatrième Dimension est ainsi un livre rigoureux, minutieux, magnifiquement documenté et un « page turner » finalement essentiel. Sans parler du graphisme en N&B qui rappelle au détour de chaque case les ambiances souvent diurnes et tranchées de quasiment toutes les histoires imaginées par Serling.
À ce stade, on s’en voudrait de raconter les dernières pages mais disons que Koren Shadmi y calque avec beaucoup d’à-propos les fameux twists qui clôturaient chaque épisode de la série leur donnant tout leur sens et saveur sans presque jamais verser dans l’artificiel ou le gratuit. Ce que, au passage, les remakes qui ont suivis (La Cinquième Dimension / La Treizième Dimension sans oublier le film à sketch La Quatrième Dimension du quatuor John Landis, Steven Spielberg, Joe Dante et George Miller) n’ont jamais réussi à retrouver. Encore que la première saison cornaquée par Jordan Peele citée en intro est d’une telle vacuité en forme de foutage de gueule qu’elle ferait passer toutes les précédentes tentatives en de purs chefs-d’œuvre de la mort qui tue.
Voilà donc une saine et belle lecture, de celle qui devient le complément instantané de la série qui sort enfin dans son intégralité en coffret Blu-ray chez nous à l’occasion de son 60ème anniversaire. Enfin car jusqu’ici seules les deux premières saisons avaient eu les honneurs d’une édition Blu-ray. Revoir un ou tous les épisodes ne pourra alors que troubler tant ceux-ci trouvent systématiquement un écho dans le monde dans lequel nous vivons et ce avec une acuité de plus en plus prégnante. À croire que nous y sommes… dans la quatrième dimension.
« You’re traveling through another dimension, a dimension not only of sight and sound but of mind ; a journey into a wondrous land whose boundaries are that of imagination. Your next stop… the Twilight Zone. » — Rod Serling
L’Homme de La Quatrième Dimension – Rod Serling, pionnier de la télévision américaine de Koren Shadmi (scénario et dessin) – La Boîte à Bulles – 9 octobre 2019