Le nom de Juraj Herz ne vous dira peut-être rien. En tout cas nous concernant cela n’a pas fait tilt immédiatement quand nous avons vu apparaître le titre Morgiana réalisé par ce Monsieur parmi les éditions à venir chez Artus Films. On a donc fureté au sein de sa filmo pour que L’Incinérateur de cadavre nous pète instantanément à la tronche. Film d’une noirceur absolue, il raconte l’histoire d’un employé modèle du four crématoire de Prague à la veille de la seconde guerre mondiale. On a besoin de vous raconter la suite ? Si vous ne connaissiez pas et que vous auriez envie de le découvrir on vous conseille de vous tourner vers Criterion aux États-Unis qui l’a édité en 2020 dans un Blu-ray proposant une image issue d’une restauration 4K annonçant sans aucun doute une future édition 4K. Alors bien entendu il faut pouvoir/vouloir mater cela en tchèque sous-titré anglais, mais d’une part on n’a jamais rien sans rien et d’autre part l’effort en vaut la chandelle tant The Cremator (le titre anglais) est un morceau de bravoure en provenance de l’Est qui met sur le flanc toute personne normalement constituée.

Au cinéma le : Inédit en France

Résumé : Se sentant défavorisée suite à l’héritage de leur père, Viktoria, tenancière d’une maison de débauche, décide d’empoisonner sa sœur, la belle et vertueuse Klara. Dans un jeu de miroirs hallucinatoires, Viktoria va se retrouver face à ses propres délires schizophréniques.

Réalisé trois ans plus tard en 1972, Morgiana prenait du coup un relief évident tout en piquant instantanément notre curiosité. Avant d’aller plus loin quelques lignes sur Juraj Herz que nous présente admirablement bien Christian Lucas au sein des bonus de ce combo Blu-ray + DVD. Moins connu que Milos Forman ou Ivan Passer, Juraj Herz est pourtant partie prenante de ce que l’on a appelé la Nouvelle vague tchèque des années 60. Mais à la différence des deux autres réals cités, il n’a pas cherché à quitter son pays et a donc fait toute sa carrière en Tchécoslovaquie où ses films n’ont pas eu l’exposition à l’Ouest qu’ils auraient mérité. Ce n’est que depuis les années 90 qu’ils ont commencé à être découverts ou redécouverts pour les plus chanceux via la vidéo surtout. Quand il entreprend Morgiana c’est un cinéaste établi qui affectionne les films d’époque lui permettant d’avoir les coudées un peu plus franches vis-à-vis de la censure devenue féroce après le serrage de vis que le pays a subi suite au fameux printemps de Prague de 1968.

Morgiana semble se situer de fait au début du XXème siècle et raconte l’histoire de deux sœurs qui héritent de leur père. Mais l’une d’elle est jalouse de l’autre. De sa beauté mais aussi des biens qu’elle a hérités et se met en tête de l’éliminer. Elle s’en remet pour cela à un poison lent et normalement indétectable qu’elle lui verse dans un verre d’eau gazeuse. L’heure restante va dès lors alterner entre la sœur qui lentement agonise et sa meurtrière retirée dans sa villa au bord de la mer qui se morfond de son geste tout en essayant de prendre des nouvelles de l’état de santé de sa jumelle de sœur. Morgiana n’est pas le nom d’une des sœurs mais celui du chat de la victime. Il est indéniablement le troisième protagoniste de cette histoire pour qui Juraj Herz lui assure même une mise en scène en propre faite de prises de vue en caméra subjective à hauteur d’animal ou « POV » en anglais (pour Point Of Vue). Ce qui donne des séquences pour le moins baroques flirtant même avec le fantasmagorique filmées en grand angle via un objectif fisheye que le réalisateur tchèque avait fait venir tout spécialement de France. Le regard omniscient du chat devient dès lors celui du spectateur qui ne rate ainsi rien des soubresauts d’une histoire de plus en plus retorse. On n’en dira d’ailleurs pas plus.

Morgiana, le chat aux yeux bleu – Capture cliquable issue du Blu-ray

On précisera tout de même que l’histoire est adaptée de Jessie et Morgiana, un roman du russe Alexandre Grine, et que les deux sœurs sont en fait interprétées par Iva Janžurová, une actrice thèque à la notoriété circonvenue à son pays natal mais que sa double performance ici nous donne plus qu’envie de découvrir sa filmographie longue comme le bras mais quasi inédite de par chez nous. Cette double interprétation renvoie au demeurant à la volonté initiale du réalisateur. En effet Christian Lucas, toujours lui, nous apprend que Juraj Herz imaginait la fin du film en dévoilant aux spectateurs qu’en fait de deux sœurs jumelles il n’y en avait qu’une mais frappée de schizophrénie. Une orientation scénaristique qui lui fut refusée par le comité de censure arguant que cette maladie psychique était par trop bourgeoise (sic !). Juraj Herz dut donc revoir sa copie tout en s’autorisant des clins d’œil à sa vision de départ comme donc cette volonté d’utiliser la même actrice pour les deux rôles mais aussi dans sa mise en scène où les plans de miroirs reflétant à l’envie le reflet des deux sœurs pour souligner encore et encore le thème certes du double mais aussi celui de la gémellité. Christian Lucas nous précisant aussi que cette façon de faire à même de contourner d’une façon pourtant subtile la doxa imposée par la censure lui valu deux années d’interdiction de tourner. Le film bénéficia tout de même d’une sortie nationale en Tchécoslovaquie. Il est considéré aujourd’hui comme le dernier représentant de la nouvelle vague tchèque.

Point de vue du chat filmé via un objectif fisheye  – Capture cliquable issue du Blu-ray

Morgiana est sans conteste un film à découvrir ou pour les plus clairvoyants à redécouvrir car au-delà de son récit dont le but n’est pas forcément de tenir en haleine ses suiveurs, il est passionnant par sa façon d’étudier la psyché des deux sœurs que tout oppose. Et pour cela Juraj Herz use d’une mise en image très convaincante faite de ruptures stylistiques jamais gratuites (fisheye déjà cité donc mais utilisé aussi pour accentuer le vertige quand on approche des falaises surplombant une mer agitée / filtre rouge à tendance psychédélique pour accentuer l’état de plus en plus critique de la sœur victime du poison / les plans des miroirs qui au-delà du double renvoient aussi le reflet antinomique de l’autre…) et de plans au classicisme efficacement épuré. Au final on aura eu l’impression d’assister à une forme de cauchemar éveillé que l’on aura bien du mal à se sortir de la tête. Un entêtement qui finit de classifier Morgiana en pépite genrée plus que recommandable.

Artus avait déjà édité fin 2022 Le Neuvième cœur que le cinéaste réalisa en 1979. On en a pris conscience en découvrant l’intervention dans les bonus de Christian Lucas qui le mentionne en mettant en avant le livret qu’il consacrait au film. Un conte horrifique que nous allons nous empresser de découvrir d’autant qu’Artus entretien avec Les Archives nationales du film en Tchéquie des relations très soutenues leur permettant d’avoir la priorité en France sur les restaurations qu’ils entreprennent. Morgiana a de fait bénéficié d’une restauration issue des meilleurs matériaux disponibles selon les Archives (nous n’en saurons pas plus) et d’un transfert HD. Ce qui donne un master non exempt de défauts certainement identique à celui utilisé chez l’éditeur anglais Second Run qui a sorti lui aussi le film en Blu-ray plus tôt cette année. Sont ainsi visibles points blancs, rayures intermittentes et même au cours d’une séquence quelques images manquantes. Cela altère-t-il pour autant la vision ? Pas vraiment d’autant que l’encodage délivre une image à la définition racée et au rendu colorimétrique très dense rendant sans aucun doute justice au travail originel de la photo signé Jaroslav Kučera à qui l’on doit aussi la lumière sur Les Petites Marguerites de Věra Chytilová. Les noirs ne sont ainsi jamais bouchés alors qu’une bonne partie du film se passe en intérieur et parfois de nuit avec des éclairages à la bougie.

Exemple d’un plan présentant une rayure – Capture cliquable issue du Blu-ray

Quant au versant sonore, Artus a opté pour un encodage en PCM 2.0 mono qui a forcément nos faveurs tant il permet à la musique entêtante et immersive signée Luboš Fišer de disposer d’un écrin où elle peut s’exprimer sans contrainte. On vous en propose un extrait (forcément plus compressé que sur le Blu-ray) via le générique de début du film ci-dessous.

Enfin, si on a déjà mentionné l’excellente intervention de Christian Lucas niveau bonus, Artus ne s’est pas arrêté là puisqu’il nous propose aussi un diaporama ainsi qu’un un court-métrage réalisé récemment par l’IUT de Béziers. On trouve l’initiative heureuse car il permet de découvrir le travail d’étudiants en cinéma de fin d’étude. Cela s’appelle Noapte et raconte l’histoire d’un jeune couple rendant visite à la mère de la donzelle qui vit recluse dans une sorte de manoir forcément reculée. Il y a bien entendu beaucoup d’influences autour de ce petit film (Hammer / Vampire / comtesse Báthory…) et sa réalisation bien que maladroite ne nous détourne pas de l’envie de voir les 30 minutes jusqu’au bout. C’est que l’on y sent un véritable amour pour le genre avec pour but de lui rendre hommage tant par la forme que sur le fond. On souhaite le meilleur à tous ces étudiants pour la suite de leur carrière dans les métiers du cinéma.

Spécifications techniques :

• Image : 1.37:1 encodée en AVC 1080/24p
• Langue(s) : Tchèque PCM 2.0 mono
• Sous-titre(s) : Français
• Durée : 1h41min 23s
• 1 BD-50

Cliquez sur les captures Blu-ray ci-dessous pour les visualiser au format HD natif 1920×1080

Bonus :

• Le Chat aux yeux bleus : présentation du film par Christian Lucas (24min 46s – HD – 2023)
• Diaporama d’affiches et de photos (1min 12s)
• Noapte : court métrage de l’IUT de Béziers (29min 24s – HD)