Vengeance aux deux visages - Image une critique

Vengeance aux deux visages (1960) : Jack of Spades

Distribué par la Paramount le 30 mars 1961 aux USA, tourné en VistaVision et Technicolor au format 1.85, Vengeance aux deux visages [One-Eyed Jacks] (USA 1960) de Marlon Brando (1924-2004) est son unique film signé en tant que producteur et réalisateur. Son tournage était achevé en 1959 et le montage dura un an. Le copyright au générique chimique d’ouverture (bien plus lisible sur le générique francophone que sur le générique américain original) est sans équivoque à ce sujet puisqu’il mentionne expressément « 1960 ». Il fut pourtant souvent crédité d’une date postérieure inexacte (1961 ou 1962) dans les filmographies et même sur les jaquettes d’anciennes éditions VHS ou DVD. Les jaquettes de la plupart des éditions francophones rajoutent un La au début du titre, avant Vengeance. C’est une modification qui ne correspond pas à l’histoire du cinéma ni à celle de l’exploitation française : historiquement le film est sorti en France ainsi qu’en Belgique sous le titre Vengeance aux deux visages, inscrit sur le générique chimique francophone comme sur les affiches d’époque : la belge (graphiquement magnifique) et la française.

Vengeance aux deux visages - Affiche France

Brando qui était perfectionniste, se donna les moyens de son ambition : la production de Vengeance aux deux visages au Mexique et en Californie dura non pas 6 semaines mais 6 mois et son budget initial de 1,5 millions de US$ atteignit finalement les 6 millions. Le premier montage durait 4 heure 42 minutes. On aimerait bien le découvrir un jour s’il en reste un négatif ou une copie quelque part. On sait que la fin initialement voulue par Brando était que la dernière balle, tirée par Longworth sur Rio,  atteignait Louisa et la tuait. La Paramount préféra une fin plus optimiste. On sait aussi que Brando déclara que tous les personnages du film, à l’exception de Longworth (paradoxalement et bien que Rio le qualifie expressément dans le dialogue de « double visage »), étaient dotés de deux visages mais que le remontage par la Paramount avait diminué ces ambivalences. (*) Les scènes d’amour entre Brando et Pina Pellicer furent marquées du sceau de l’authenticité la plus intense car l’acteur et l’actrice tombèrent réellement amoureux durant le tournage. Pina Pellicer (1934-1964) dont la performance est admirable (et fut récompensée par le jury du Festival de San Sebastian) devait, par la suite, se suicider. Vengeance aux deux visages se tient certes sur le fil du rasoir entre classicisme (son sujet est proche de l’histoire de Pat Garret & Billy le Kid plus tard filmée par Peckinpah) et modernisme mais il offre déjà sans équivoque la violence graphique (la scène où Malden fouette presque à mort Brando et lui écrase la main demeure stupéfiante de violence pour l’époque), le romantisme désabusé, la poésie parfois proche du fantastique qui traversera, par instants, les meilleurs westerns américains et européens de la période 1960-1975.

L’histoire du tournage est complexe, difficile à établir en raison de la variation des témoignages mais passionnante à bien des égards. Le cinéaste Stanley Kubrick fut renvoyé, au bout de deux ans de préparation, par Brando. Raisons publiquement invoquées : Kubrick voulait remplacer l’acteur Karl Malden par Spencer Tracy ou bien Kubrick s’opposait à l’idée d’introduire des personnages asiatiques dans l’histoire. Raison plus probable et finalement décisive, selon Kubrick lui-même : Brando comprenait, à mesure que les discussions préparatoires avançaient, qu’il ne pourrait obtenir ce qu’il voulait que s’il réalisait lui-même. Sam Peckinpah collabora au scénario mais fut renvoyé (selon certaines sources) par Kubrick au moment où ce dernier était encore réalisateur officiel sur contrat ou renvoyé (selon d’autres sources) par Brando qui voulait contrôler aussi l’écriture, au final assez shakespearienne. La référence à Shakespeare avait été une constante filmographique de Brando acteur : elle convenait naturellement à Brando réalisateur.

Vengeance aux deux visages repose sur une trouble relation, mi-oedipienne mi-homosexuelle sublimée (avec spectaculaire composante sadomasochiste additionnelle) entre Rio et Longworth. Sa profondeur psychanalytique est cohérente du début à la fin : Longworth finira par tirer sur Rio et sur sa propre belle-fille dans un plan stupéfiant de violence qui aurait pu être filmé par Howard Hawks. Malden compose un rôle, supérieur à tout ce qu’il a joué avant et à tout ce qu’il jouera après, de démon instaurant l’empire de la brutalité et de la violence sous une apparence puritaine. Quant à la dualité que le personnage joué par Brando adopte comme mode de comportement et à laquelle il renonce par amour de Louisa, elle constitue, en somme, une sorte d’enjeu vital de mise en scène de Brando par lui-même, une authentique mise en abîme consciente de sa condition d’acteur, assez remarquable de profondeur.

Le directeur de la photo Charles Lang Jr. (nominé à l’Oscar de la meilleure photographie pour Vengeance aux deux visages) et Marlon Brando avaient choisi d’utiliser la VistaVision en l’alliant au Technicolor et à la belle musique signée Hugo Friedhofer. Le résultat est d’une beauté plastique souvent magique : l’encerclement des deux hommes au sommet d’une colline de sable, les scènes de plage entre Brando et Pina Pellicer dont les vagues psychologiques de passion sont redoublées par les vagues physiques déferlantes si belles des arrières-plans. Pina Pellicer joua d’emblée le rôle de sa vie et on n’oublie plus sa voix grave, ni ses beaux yeux d’adolescente une fois qu’on a vu le film. Compositions remarquées de Ben Johnson, Miriam Colon, Kathy Jurado, Slim Pickens, Timothy Carey, Elisha Cook Jr. parmi les seconds rôles. J’avais écrit au lendemain de la mort de Brando que la fulgurante beauté de Vengeance aux deux visages faisait regretter à tous les cinéphiles qu’il n’ait pas réédité l’expérience. À chaque révision de ce chef-d’œuvre, ce regret demeure intact.

(*) L’idée était dans l’air du temps. On se souvient que lorsque Midi-Minuit Fantastique s’intéressa au Les Deux visages du Dr. Jekyll [The Two Faces of Dr. Jekyll] (GB 1959) de Terence Fisher, ce dernier déclara à Michel Caen : « […] Évidemment, il y a déjà cette double personnalité qui doit représenter les deux aspects de son âme, mais ni Jekyll ni Hyde ne doivent être simples. Ils ont eux-mêmes deux visages. […] ». Source : Terence Fisher, extraits d’un Entretien accordé à Michel Caen, paru in Midi-Minuit Fantastique, n°10-11, édition originale Éric Losfeld / Le Terrain vague, Paris hiver 1964-1965, page 9 ou nouvelle édition Rouge profond, sous la direction de Nicolas Stanzick et Michel Caen, tome 2 contenant les n° 7 à 10-11 avec suppléments inédits, Paris octobre 2015, page 593.

Vengeance aux deux visages [One-Eyed Jacks] (1960) de Marlon Brando – 2h21 (Paramount) – Sortie France le 6 octobre 1961

Résumé : Mexique,1880 puis Californie 1885. Rio est condamné au bagne par la faute de son complice Longworth. Évadé, Rio recherche et finit par retrouver Longworth devenu un shérif respecté, marié à une Mexicaine et beau-père de sa fille Louisa. Rio séduit cette dernière. Jugeant cette liaison déshonorante, Longworth attend l’occasion d’en punir légalement Rio. Un meurtre commis par Rio, en état de légitime défense, la lui fournit : Rio est publiquement torturé puis chassé de la ville. Longworth pense avoir échappé à la vengeance de Rio mais le destin va pourtant lui procurer l’occasion d’en finir avec Longworth.

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