Black Flies - Image une critique

Black Flies – Le Nouveau monde

Jean-Stéphane Sauvaire est décidément de la race de ces cinéastes qui a de la suite dans les idées et qui pour ce faire construit patiemment une filmographie qui fait sens mais qui avec le temps finit par se nicher à la marge d’une production cinématographique où le « pas de vagues » devient de plus en plus la norme. À ce titre, Black Flies, son dernier né passé par la case sélection officielle au festival de Cannes en 2023, pousse encore plus loin le bouchon d’une captation où le réel traumatique et sans concession infuse au sein d’une fiction à l’écriture blanche rappelant les préceptes du nouveau roman façon Camus. En ce sens que voilà le cinéaste français créchant depuis 2009 dans le quartier de Bushwick à Brooklyn, c’est-à-dire à l’endroit même où l’action de Black Flies se déroule, qui raconte un monde bouffé jusqu’à l’os par la peste de l’indifférence …

Black Flies - Affiche

Celle d’abord de cette population qui ne peut se payer une mutuelle à 500 dollars par mois (prix moyen généralement constaté) et encore moins d’appeler les urgences (une simple prise en charge vers l’hôpital le plus proche vous sera facturé 2 000 dollars a minima) et qui crève donc littéralement la bouche ouverte et à petit feu par manque de soins et de suivis médicaux. Celle ensuite que connaît ces urgentistes aux prises justement et majoritairement dans ce quartier avec cette société d’en bas qui ne voit en eux que des charognards suceurs de sang à même de les endetter pour ce qui leur reste de temps à vivre. C’est donc ici que Sauvaire a planté son unique caméra sur l’épaule de son chef op David Ungaro pour suivre ces ambulanciers urgentistes à même de prodiguer les premiers soins. Et pour cela il s’est attaché les services de Tye Sheridan et de Sean Penn, deux belles têtes d’affiche quand son cinéma n’avait jusqu’ici pour têtes de gondole que des comédiens quasi inconnus ou encore mieux, des non professionnels. Virage toute donc avec Black Flies encore que Sauvaire travaille aussi ici avec celles et ceux qui animent son quartier. Ainsi, les patients brinquebalés dans l’ambulance sont ses voisins qu’il croise au quotidien dans la rue. Sauvaire tournant même certains plans jusque chez lui. Toujours cette volonté de flirter avec l’aspect documentaire qui jusqu’ici lui réussit si bien.

En face, le bestiaire pro tient lui aussi la route car outre Penn et Sheridan, on trouve Michael Pitt dont tout le monde a encore en tête sa prestation en Kurt Cobain dans Last Days (2005) de Gus Van Sant qui pour la petite histoire habite dans le même quartier que Sauvaire. Il endosse ici les habits d’un urgentiste qui écoute de la musique metal à fond les ballons tout en ne faisant que peu de cas de son travail et des personnes qu’il prend en charge dans son ambulance. Il y a aussi Mike Tyson en chef de la FDNY (Fire Department of New York) dont dépend nos « paramedics » (soit des ambulanciers ayant reçu une formation médicale et qui peuvent donc commencer à soigner dans l’ambulance). Sa présence elle aussi est loin d’être incongrue, lui qui est né dans ce quartier et qui y a vécu une jeunesse pour le moins tourmentée avant d’être repéré pour devenir le champion de boxe que l’on sait. On rappellera aussi à toutes fins utiles que Sean Penn s’est dernièrement beaucoup investi avec son ONG J/P HRO où il a sillonné les rues de la capitale haïtienne en ambulance pour venir en aide aux plus démunis suite au dernier tremblement de terre ou qu’il a fait de même à Los Angeles lors du COVID en prenant en charge vaccinations et tests via Core, une association qu’il a créée en 2010.

C’est d’ailleurs en jouant sur cette corde que Sauvaire a pu in fine lui mettre le grappin dessus et ce, trois ans après leur première rencontre avec entre-temps le choix de Mel Gibson qui finalement n’a pu en être du fait du COVID et du report des dates de tournage. Cela aurait été dommage tant le duo Sheridan / Penn marche à mort près de 13 ans après The Tree of Life de Terrence Malik où Sheridan jouait du haut de ses 14 ans le fils de Sean Penn. La relation père / fils a laissé la place ici à celle de mentor / padawan. Les deux se prenant d’affection et se serrant les coudes dans ce quotidien infernal que Sauvaire filme de la façon la plus immersive possible depuis un montage souvent ultra cut pris depuis des plans séquences comme il aime les faire afin que les acteurs perçoivent au mieux la difficulté du métier d’ambulancier. Ainsi une intervention se capte en continue depuis l’habitacle de l’ambulance jusqu’au sixième étage d’un immeuble bardé de plus de 20 kilos d’équipement pour ensuite prodiguer les premiers soins et redescendre dans les escaliers la civière avec bien souvent autour d’eux un environnement plus qu’hostile. Et à l’écran on ressent la fatigue, le stress et parfois l’abattement le tout via un montage nerveux et oppressant que le sound design fait de cris, d’interpellations diverses, de sirènes et autres tumultes urbains vient accentuer pour littéralement nous achever. Sans parler des choix musicaux à commencer par L’Or du Rhin de Richard Wagner qu’il utilise lors des génériques de début et de fin de film rappelant bien entendu le final du Nouveau monde (2005) de Terrence Malik là encore.

Par cet état des lieux, Black Flies dénonce une situation sociétale perverse et certainement sans retour. Celle qui malgré les avancées de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Obamacare laisse sur le carreau plus de 30 millions d’américains sans aucune couverture de santé. Une situation aggravée par le passage d’un certain Donald Trump à la Maison Blanche. On précisera ici que le film adapte un roman du même nom de Shannon Burke, ancien ambulancier, publié en 2008, qui raconte, de façon réaliste, l’expérience d’un jeune ambulancier dans le Harlem de l’épidémie de crack des années 1990. Il était associé à un vétéran qui avait fait la guerre du Vietnam. Sauvaire a transposé le récit de Black Flies de nos jours afin de parler d’une profession au bord de la rupture qui après le COVID est toujours aux premières lignes d’un front encore plus dur où le trauma post 11 septembre n’est toujours pas digéré et où la reconnaissance de leur travail est dorénavant proche du néant.

Black Flies ce sont donc ces mouches noires qui les accueillent au gré de leurs interventions. Au-dessus d’un cadavre en putréfaction ou tourbillonnant autour d’une société qui les rejette. Black Flies est un nouveau tour de force signé Jean-Stéphane Sauvaire qui assène au passage un sacré coup de vieux à Bringing out the Dead (A tombeau ouvert – 1999), pourtant un de nos films préférés chez Scorsese. On ne peut pas dire qu’il fait un bien fou mais il donne à espérer que ce cinéma-là n’est pas encore tout à fait mort. À nous et à vous de permettre qu’un tel soubresaut de vie ne soit pas le dernier.

Ps : Si vous voulez en savoir un peu plus sur les coulisses du film, on vous invite à écouter notre entretien avec le réalisateur en cliquant sur ce lien.

Black Flies (Asphalt City – 2023) de Jean-Stéphane Sauvaire – 2h00 (Metropolitan FilmExport) – 3 avril 2024

Résumé : Ollie Cross, jeune ambulancier de New York, fait équipe avec Gene Rutkovsky, un urgentiste expérimenté. Confronté à la violente réalité de leurs quotidiens, il découvre les risques d’un métier qui chaque jour ébranle ses certitudes et ne lui laisse aucun répit.

Note : 4/5

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