Anatomie d’une chute a donc eu les honneurs d’une Palme d’or au dernier Festival de Cannes quand les trois premiers longs de la réalisatrice Justine Triet, tous sélectionnés eux aussi sur la croisette, en sont à chaque fois repartis broucouilles. Il faut croire que le changement radical de style, d’écriture et de mise en situation a su finalement conquérir un jury en adéquation avec cette étude d’un couple à la complexité et à la densité rare pour ne pas dire inédite dans le cinéma. Oui parce que Anatomie d’une chute raconte l’histoire d’un homme et d’une femme par le biais d’un procès. Celui de la femme que l’on soupçonne d’avoir défenestré son mari lors d’une dispute. Entre les deux, un enfant de 11 ans malvoyant qui découvre brutalement une version de ses parents pour le moins sans filtre. Il est donc clair que si le sujet ne vous parle pas ou ne vous attire pas, il vaudrait mieux passer votre chemin car Anatomie d’une chute va très très loin dans cette étude de caractère qui use des codes du film de prétoire (à la française), le tout dans un style quasi documentaire s’étalant sur près de 2h30.
De notre côté Anatomie d’une chute nous a instantanément réconcilié avec le cinéma de Justine Triet qui jusqu’ici nous apparaissait un peu vide de sens en préférant la forme au fond. Sybil, pour ne citer que son précédent film, propose ainsi une première partie d’une vacuité abyssale qu’une seconde vient rattraper in extremis en grande partie grâce au talent totalement inclassable de Virginie Efira. Avec Anatomie d’une chute Justine Triet met sur pause ses effets de montage « nolanien » et ses recherches du cadre parfait pour ne plus se concentrer que sur son histoire et ses personnages. Pour autant elle n’en abandonne pas une forme de grammaire visuelle qui lui est propre donnant à l’ensemble une cohérence que l’on serait tentée de qualifier d’épanouie. Il est vrai cependant que ce qui frappe immédiatement est la rigueur et la richesse de cette histoire que Justine Triet a co-écrit avec un certain Arthur Harari. Oui celui-là même à qui l’on doit récemment l’épique et tout aussi rigoureux Onoda – 10 000 nuits dans la jungle. Arthur Harari (son compagnon à la ville) qui jouait un petit rôle dans Sybil tout comme Sandra Hüller pour qui Justine Triet a donc écrit le personnage de cette mère prise dans les affres d’une mise en cause publique de sa vie et de son couple. Comme s’il y avait chez Triet une volonté d’un recommencement ou plus certainement d’aller explorer un ailleurs en s’appuyant sur des rencontres qui semblent d’abord à la marge.
C’est au demeurant tout le mouvement de cette Anatomie d’une chute. Regarder d’abord à la marge puis se rapprocher progressivement du centre névralgique et des intentions originelles en usant d’une forme de mouvement concentrique qui finit forcément par encercler et pressuriser son sujet et ses intentions jusqu’à l’os. Tel un prédateur assoiffé, Justine Triet ne laissera aucune chance à ses proies lessivant ses personnages et éreintant son spectateur. Pour cela elle s’appuie, surtout dans sa deuxième partie, sur le mode du film de prétoire dont elle explose les codes étant entendu que même nous français n’avons que trop en tête le déroulé type d’un procès anglo-saxon. De mémoire en effet, nous n’avons pas souvenir d’un film français mettant en scène avec autant d’acuité, force de détails et rigueur des cadres, un procès criminel. Non pas dans la véracité de la représentation mais plutôt dans l’exposition minutieuse des interrogatoires et contre-interrogatoires, dans la théâtralité de la « charge de la preuve » pour finalement dresser une mini comédie humaine parfois drôle mais toujours tragique. Sort alors du lot Antoine Reinartz en Avocat général à la fois caricature de ce que doit être le représentant de l’État qui accuse mais aussi homme retors qui est là pour préserver une certaine idée de ce que doit être un État de droit aujourd’hui.
En face Sandra Hüller donc, la femme romancière à succès, indépendante et libre que l’on accuse de tous les maux jusqu’à la castration intellectuelle de son mari « simple » prof de lettre qui a décidé de mettre de côté ses ambitions littéraires pour mieux s’occuper de son fils devenu malvoyant à la suite d’un accident de la route survenu quand il était plus jeune. La force du film tient d’abord et surtout dans la volonté des deux auteurs à ne laisser aucune zone d’ombre, à littéralement mettre à nu cette existence commune tout en parvenant in fine à nous laisser démunis devant le verdict final. Preuve s’il en est qu’Anatomie d’une chute a su rendre compte de la complexité de la chose où il n’est bien souvent jamais vraiment possible d’avoir un avis tranché et assuré. L’autre réussite est la propension de Justine Triet à tirer le meilleur de ses comédiens. Si dans Sybil Sandra Hüller jouait le rôle d’une caricature de cinéaste, elle montre ici une palette de jeu quasi infinie d’autant plus ardue à rendre compte à l’écran qu’il s’agit d’un quotidien rarement remarquable mais qui finit par renforcer le côté naturaliste de l’ensemble.
Que dire enfin de Milo Machado Graner, révélation d’à peine 11 ans, qui porte sur ses frêles épaules beaucoup des interrogations fondamentales du film tout en rappelant le petit Danny de Shining. Ses maladresses (voulues ou non, conscientes ou non), ses réminiscences, son cheminement au sein de cette maison perdue dans la montagne enneigée donnent à son personnage une épaisseur là encore naturaliste qui finissent d’emmener Anatomie d’une chute aux confins d’une œuvre à la fois accessible et appréciable par tous mais aussi expérimentale à souhait comme seul le (bon) cinéma d’auteur à la française sait le faire. Celui qui permet d’interroger son temps sans pour autant en faire des caisses, celui qui pose les jalons d’une réflexion dont il nous faudra trouver la porte de sortie par nos propres moyens, celui qui n’impose rien mais qui expose tout. Vraiment tout. À l’évidence le jury cannois y a été sensible. On espère que le grand public aussi ce qui permettra de tordre le cou au passage à cette vilaine et inutile polémique que le film a subi au lendemain de sa récompense cannoise. S’arrêter à cela donnerait quelque part raison à l’image de la société que nous renvoie Justine Triet. Un retour de boomerang qui paradoxalement lui donnerait raison. Ce qui au final ne serait pas le moindre des accomplissements pour un film qui de toute façon a déjà marqué au fer rouge le cinéma français et au-delà.
Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet – 2h30 (Le Pacte) – 23 août 2023
Palme d’Or du Festival de Cannes 2023
Résumé : Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
Note : 4/5